La question du rapport du Bouddha avec Dieu revient régulièrement. Certains, - et non des moindres, tel cet humain extraordinaire que fût Raimundo Panikkar - on soutenu que le Bouddha goûtait bien Dieu. Mais, par respect pour son caractère ineffable il aurait opté pour une pédagogie de la suggestion. Le "silence du Boudddha" serait ainsi un cri, une déclaration léonine de l'existence de Celui qu'un Jean De La Croix croyait pouvoir atteindre par le rien (nada): "rien, rien et encore, rien".
Cette interprétation m'est sympathique, car elle ouvre au dialogue. Mais elle est problématique. Car alors, comment expliquer que le bouddhisme, depuis ses formes originaires jusqu'aux plus incroyables audaces du Grand Véhicule, ait pu se livrer à des réfutations en bonne et due forme de l'existence d'un quelconque Créateur (kartā) ?
Il est vrai que ce Grand Véhicule a eu une idée géniale : pour qui aime, tout est un moyen vers la seule fin qui vaille, vers l'Omniscience sans souffrance mais non pas dépourvue d'empathie. Un Bouddha est au-delà de la souffrance, mais il sent directement la peine d'autrui - c'est l'une de ses "dix forces". La fin (la sagesse) justifie les moyens (les moyens habiles). C'est la doctrine dans laquelle tout (mahā) devient expédient (yāna). Tout fait parti du voyage, nul n'est exclut - pas même ceux qui croient au Père Noël. Dès lors, pourquoi ne pas accueillir même ceux qui vous excluent ?
On trouve des exemples de cette attitude inclusiviste jusque dans les textes tantriques. cela est d'autant plus touchant que ces textes sont contemporains des razzias musulmanes les plus féroces, celles qui vont raser jusqu'aux fondations les plus éclatants centres de vie bouddhiste et indienne : Nālanda, Takṣaśīla, Vikramaśīla...
Dans cette perspective, toutes les croyances sont des préfigurations de la Non croyance ultime - la vacuité, "ni rien, ni autre chose", comme dit Patrick Carré. Toutes les doctrines, les philosophies s'intègrent dans la vision d'un être qui s'éveille au sans-dilemme. Ce sont autant de béquilles, de doses de sens plus ou moins fortes pour des patients plus ou moins avancés dans leur quête de désaddiction.
Voici un exemple, tiré d'un texte très peu connu d'un certain Prabhākara Gupta, sur le yoga, le souffle et "l'éjection de la conscience" (saṃkrānti) dans le Sans demeure.
Qu'il s'adonne à la quiétude ou aux plaisirs (de ce monde)
Aucun être (soi-disant) "accompli"
N'a jamais réussi à démontrer (l'origine)
Des choses faites de Terre et autres (éléments matériels).
Par conséquent, il (faut admettre)
Qu'en ce monde,
Une conscience dépourvue de nature propre,
(Mais) pourvue de tous les pouvoirs
Se manifeste partout et conformément à la nécessité
Des formes, les temps et des lieux.
Tout ceci ne saurait se manifester sans cause[1] ! 1
Par conséquent, il existe une cause du monde entier,
Une cause incompréhensible de la manifestation
Différenciée en plusieurs (éléments) :
Terre, Eau, Feu, Air, Espace et conscience[2].
C'est le Seigneur, l'Omniprésent, pense-t-on,
Ou encore la vacuité.
Selon l'usage, je salue cette universelle souveraineté
Qui peut être atteinte par le yoga. 2
Parce qu'on ne n'y est pas éveillé,
On la comprend de bien des manières...
Dès lors, les érudits aux cœurs impurs[3]
Fomentent des querelles,
Plein de mépris (les uns pour les autres).
De la sorte, elle demeure inaccessible
Cette contrée située au plus intime.
(Les érudits ignorants)
Sont comme des aveugles dans les ténèbres,
Terrifiés par la Mort.
Ils tournent en rond dans ce saṃsāra,
Pour renaître encore et encore.
(Pourquoi ?)
Parce qu'ils (imaginent) du bon et du mauvais. 3
Prabhākara Gupta, L'essentiel sur la connaissance de soi (Adhyātma-sāra-śatakam), CIHTS, Varanasi 1997
[1] akasmāt : "partir de personne, de rien".
[2] vijñāna : conscience duelle. Nous avons ici un système à six consciences (cinq sens plus la conscience mentale) distinct du système mieux connu du Yogācāra, lequel postule huit consciences.
[3] Le cœur rempli de doutes, de dilemmes, de concepts antagonistes.