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Jérôme Thélot

Par Florence Trocmé

La trajectoire de Jérôme Thélot implique un portrait avec plusieurs entrées qui convergent immanquablement du côté de la poésie. Il a soutenu et publié sa thèse pour l'Université à propos de la Poétique d'Yves Bonnefoy, au début des années 80. Après avoir travaillé à Paris XII, il est depuis 2006 enseignant à l'Université Jean Moulin Lyon 3 où il dirige le Centre d'étude des dynamiques et des frontières littéraires. 
 
En compagnie de Claude Pichois (1925-2004), il a préfacé chez Folio-Gallimard une édition de la Correspondance de Charles Baudelaire ; dans la collection Poche-Poésie, il préfaçait en 1995 Dans les années profondes de Pierre Jean Jouve. Il a coordonné à l'ENS, en collaboration avec deux autres chercheurs, un colloque sur la Poétique de Simone Weil qui réunissait des communicants comme Pierre Pachet, Patricia Little et Florence de Lussy. J'ai eu l'occasion d'écouter pendant une matinée de mars 2010 quelques-uns des exposés d'un colloque lyonnais qu'il avait organisé à propos du Hai-ku en France : Yves Bonnefoy, Alain Madeleine-Perdrillat et Tristan Hordé figuraient parmi les intervenants. Toujours à Lyon où l'amphithéâtre de son université est logé dans une ancienne Manufacture des Tabacs, Thélot avait auparavant coordonné un colloque et une exposition qui évoquaient Roger Munier ainsi que le peintre Faradh Ostovani.  
 
Ces manifestations ont donné lieu à des publications pour Munier au Temps qu'il fait ou bien dans les cahiers de la collection Marges que Jérôme Thélot dirige pour les éditions Kimé. On retrouve son nom dans plusieurs sommaires de L'Année Baudelairienne (actuellement éditée chez Champion) et dans un volume d'études nervaliennes réunies en hommage à Jacques Bony. Son essai Baudelaire, violence et poésie fut édité en 1992 chez Gallimard dans la collection Bibliothèque des Idées. En compagnie de Patrick Née, Jérôme Thélot fut en janvier 2001 le maître d'œuvre du cahier 14 publié par Georges Monti à propos de Philippe Jaccottet. 
 
L'œuvre qu'il a le plus méditée est celle d'Yves Bonnefoy dont il est un proche ami et pour lequel il a publié de nombreux articles : le dernier figurait dans le récent Cahier de l'Herne, il s'agissait d'un commentaire du plus court poème d'Y. Bonnefoy, « Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte / Que faire d'une lampe, il pleut, le jour se lève ». Dans le numéro de juin-juillet 2003 d'Europe qui fut publié pour le quatre-vingtième anniversaire de Bonnefoy, Jérôme Thélot a livré un texte qu'il faudrait citer entièrement. Ses feuillets valent programme pour son métier de chaque jour : « Pour un portrait du poète en professeur ». Dans cet article qui évoque simultanément la genèse d'un groupe d'amis et la relation d'un événement littéraire dont les répercussions ne sont pas près de s'éteindre, voici ce qu'il raconte : « Nous avons été plusieurs à écouter pendant plus de dix ans, de 1982 à 1993, dans l'ancienne salle 8 du Collège de France le lundi de 14 h à 16 h, la voix qu'on n'oublie pas... Nous n'aurions manqué pour rien le rendez-vous du lundi, nous organisions chaque année nos emplois du temps hebdomadaires pour que fussent en tous cas disponibles les deux heures du lundi, nous attendions pendant l'automne le commencement du cours annuel et par le froid d'hiver, ce cours commençait en effet dans cette salle aujourd'hui disparue, la "salle 8", assez chauffée, chère à tous parce que veillait sur elle, suspendu au mur, le portrait de Bergson qui riait ... Ce qu'enseignait cet enseignement essentiellement généreux (il allait de Shakespeare à Jourdan, du Caravage à Giacometti, de Dotremont à Pétrarque, et même, selon les invités, des esthétiques du tissage aux rituels des Inuits ...) c'est qu'il est possible à l'homme du savoir, à cet homme comme tel, face à nous dans la "salle 8", de rendre les sciences à leur condition transcendantale, laquelle est la vie elle-même qui vibre et se produit subjectivement comme une voix... C'est bien un événement considérable qui avait lieu alors, dont nous étions heureux autant que modifiés : c'est la poésie même, dans la salle 8 qui s'affranchissait de la censure douloureuse dont il lui avait fallu jadis se charger contre l'enseignement et contre les professeurs. Une figure renouvelée du poète apparaissait en fin, la plus instituante pour le coup, et l'une des plus intérieures à l'idée même de poésie, cette figure qui déployait résolument et déjà accomplissait le projet propre de la "vérité de parole", - celle du poète en professeur. 
Je me souviens de la dernière séance, vraiment nombreux nous étions venus de nombreuses villes, vraiment émus, car nous savions que ce serait effectivement la dernière séance. Et la salle grise et bleue retenait en elle l'extrême silence des cœurs. Yves Bonnefoy a poursuivi ce jour-là son cours qui portait alors sur Mallarmé – un autre poète professeur mais malheureux dans cette intrigue, et mélancolique, avec lequel notre lutte n'est pas terminable. Puis dans le dernier quart d'heure il a ressaisi l'essentiel de ce que chacun pouvait emporter dans son destin ; qu'à l'heure présente, où, dit-il, d'un souffle étreint, "le monde est malheureux, il importe de n'être en tous les cas, "ni idolâtre ni iconoclaste". » 
 
On peut imaginer que ce texte configure le programme que Thélot, selon ses désirs, sa volonté et ses capacités, tente d'appliquer quotidiennement, en tant qu'écrivain ou bien comme enseignant. Comme Yves Bonnefoy, toutes proportions gardées, Jérôme Thélot est poète, essayiste et traducteur. Ses champs d'investigation critique ne concernent pas uniquement la poésie, ce grand lecteur de René Girard, de Michel Henry ou bien de Paul Audi hante les chemins de la philosophie. Il a publié un essai de grande portée sur L'Idiot de Dostoïevski dans la collection Foliothèque de Gallimard, principalement à partir de « la magnifique traduction » d'André Markowicz. 
 
Du côté des arts plastiques, la photographie est le territoire qu'il privilégie : dans la présentation d'un ouvrage édité chez Encre marine, il affirme immédiatement que « 1839, l'année où la photographie fit son apparition dans l'histoire universelle, d'abord en Occident puis aussitôt dans le monde entier, aura été l'une des dates capitales de l'aventure humaine, un commencement de civilisation ». Jérôme Thélot a publié deux essais de grande érudition dans ce registre : Les inventions littéraires de la photographie (Puf, 2003) où il est question de Baudelaire, de Hugo, de Proust, de Mallarmé et de Villiers de l'Isle Adam, ainsi que Critique de la raison photographique (Encre marine, 2009) qui rassemble cinq essais où sont admirablement intériorisés via Dostoïevski, le Christ mort d'Holbein et le portrait photographique de Nastassia Filippovna, « la passion de l'image » et « l'image de la passion », Martine Franck et Cartier-Bresson ainsi que l'œuvre de Bernd et Hilla Beucher. Ces deux essais démontrent remarquablement que « la photographie provoque la littérature, l'oblige à une expérience inédite et la somme de se ressaisir devant elle ». 
 
Pour ce portrait en rapide esquisse, on écrira aussi que sa compagne s'appelle Livane Pinet-Thélot : elle a publié un essai chez Minard, Yves Bonnefoy ou l'expérience de l'étranger ainsi que La part d'ombre, un recueil de poèmes édité par Le Dame d'Onze Heure dont Patrick Née a rendu compte chez Poezibao. Ce couple a deux grands enfants : l'un joue du saxophone, l'autre pratique le violon. L'un de leurs proches amis est l'historien d'art Rémi Labrusse à qui l'on doit des livres à propos de Georges Duthuit, de Matisse, de Bonnard et de Miro, des articles à propos de Dotremont ou bien de Jouve. Rémi Labrusse est souvent leur hôte : il prépare pour le printemps 2011 au musée des Beaux-Arts de Lyon une exposition qui fera date, à propos des relations entre l'Art du XXe siècle et l'Art islamique. 
 
Pour approcher sa poétique la plus personnelle, il faut évoquer à côté de Gallimard ou des Puf, les éditeurs parfaitement singuliers avec lesquels il peut librement établir des points d'appui, la visibilité et les conditions de sa production personnelle. Pour sa poésie et pour ses essais les plus brefs, Jérôme Thélot travaille avec l'équipe de Cédric Demangeot qui dirige à flanc de montagne, depuis un village des Pyrénées ariégeoises, les éditions Fissile. Il s'associe également avec Jacques Nayme, ce professeur de philosophie qui fut longtemps stéphanois et dont la formation se déroula à Lyon où il suivait les cours d'Henri Maldiney et de François Dagognet. Pour cette rencontre avec Jacques Nayme et les éditions Encre Marine, le chemin qui conduit chez le concepteur-fabricant de ses livres est également pentu : il faut s'éloigner à l'écart de Saint Etienne, parmi les hauteurs foréziennes du Col de la République. 
 
Jérôme Thélot a traduit pour la revue niçoise Nue de Béatrice Bonhomme et ensuite pour les éditions Grèges qui sont basées à Montpellier Douze poèmes de John Millington Synge, à propos duquel W. B Yeats écrivait qu'il était « enraciné à en perdre les mots ». Chez Encre marine dont les livres portent en frontispice l'image de deux vagues qui se rejoignent et se soulèvent - la poésie et la philosophie - on découvre depuis 2008 un choix de textes, sa version des 1676 distiques et brefs poèmes du Voyageur chérubinique d'Angelus Silesius. Chez le même éditeur, après un ouvrage à la fois littéraire et philosophique, Au commencement était la faim  / Traité de l'intraitable, s'annonce la parution prochaine de L'immémorial. Recherches sur la poésie moderne
 
Fissile a façonné pour Thélot trois volumes de petit format : d'abord les poèmes qui sont titrés, Contre la mort, ensuite deux essais de grande véhémence La poésie excédée - Rimbaud et Ou l'irrésignation - Benjamin Fondane dont Tristan Hordé a rendu compte pour Poezibao. Jérôme Thélot présente ainsi le petit recueil Contre la mort : « Je suis d'accord avec Léon Chestov : "Quand on veut dire quelque chose qui contredit les jugements unanimement admis, le mieux est de ne pas élever la voix" ». Sa poésie rejoint des registres foncièrement taciturnes : dans la section « Hospitalités 2009 » qui est la seconde partie de pas même du ciel, il est écrit page 30 qu' « on sert les plateaux du soir / par chariots silencieux ». Dans l'exergue de ce livre, on retrouve l'immense ferveur de Féodor Mikhaïlovitch : « Aglaïa ! seule la joie restera ». 
 
Alain Paire 
 
 
Bibliographie 
•Études 
Poétique d’Yves Bonnefoy, Droz, 1983. 
Baudelaire. Violence et poésie, Gallimard, 1993. 
La poésie précaire, PUF, 1997. 
Les inventions littéraires de la photographie, PUF, 2003. 
Au commencement était la faim, Encre marine, 2005. 
La poésie excédée. Rimbaud, Fissile, 2008. 
L’Idiot de Dostoïevski, Gallimard, 2008. 
Ou l’irrésignation. Benjamin Fondane, Fissile, 2009. 
Critique de la raison photographique, Les Belles Lettres, Encre marine, 2009. 
L’Immémorial. Recherches sur la poésie moderne, Les Belles Lettres, Encre marine, 2011. 
•Poèmes 
Contre la mort, Fissile, 2007. 
Pas même du ciel, Fissile, 2010. 
•Traductions 
John Millington Synge, Douze poèmes, Grèges, 2002. 
Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, Les Belles Lettres, Encre marine, 2008. 
•Éditions 
Jouve, Dans les années profondes, Matière céleste, Proses, Poésie/Gallimard, 1995. 
Baudelaire, Correspondance, Gallimard, Folio, 2000 (avec Cl. Pichois). 
Cf aussi sur la toile : 
Un article paru dans la revue Etudes Photographiques : "Le rêve d'un curieux ou la photographie comme Fleur du Mal" 
Un document sonore, la présentation à la Bibliothèque municipale de Lyon d'une lecture d'Y. Bonnefoy. 
Un article à propos de John Millington Synge, L'île absolue. 
 
 
Alain Paire 



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