Pourquoi une anthologie de poètes femmes pourrait-on lui reprocher ? La réponse est claire : Si cette anthologie perd un jour sa raison d’être, tant mieux, c’est que les femmes qui écrivent da la poésie en Haïti jouiront de la même reconnaissance que les hommes, qu’elles pourront mener à bien des carrières artistiques sans mettre en péril les responsabilités familiales qui leur incombent, qu’il n’y aura plus, en Haïti comme ailleurs, de grands écrivains et des… femmes qui écrivent. À la place de Haïti, écrivez n’importe quel nom de pays (d’hémisphère nord surtout, paraît-il, selon Bruno Doucey) et vous aurez compris combien la place est à conquérir pour les femmes en ce domaine, comme en d’autres.
L’anthologie part de deux femmes fondatrices de l’écriture (et pas seulement féminine) en Haïti (Virginie Sampeur, 1839-1919, - Je vous aimerais tant, si vous n’étiez qu’une âme. Ah ! que n’êtes-vous mort ! - et Ida Faubert, 1882-1969, qui fréquenta assidument les milieux littéraires et artistiques parisiens des années 20 et 30), pour parvenir à deux jeunes femmes nées après 1980, l’une (Nedjmhartine Vincent) née et vivant en Haïti (L’obésité de mon amour pour toi / me bloque la respiration. Asphyxie. / Criw, craw, criw, craw !), l’autre (Murielle Jassinthe) née et vivant au Québec (La langue de ma mère / se tord en ma bouche2). Si leurs poèmes sont à ce jour inédits, Bruno Doucey voit en elles les voix émergentes de la poésie féminine haïtienne.
Entre ces deux extrêmes, 31 autres femmes, aux destins variées, aux engagements divers, aux écritures multiples, des plus relativement célèbres que sont Jacqueline Beaugé-Rosier (Je ne suis pas un poète du dictionnaire), Évelyne Trouillot (Il me vient parfois la pudeur / de la mer / devant le sable) ou la romancière Kettly Mars (Tu n’arrêtes pas de t’en aller / le crépuscule endormi dans le sillon de ta nuque), et des plus prometteuses (dont Emmelie Prophète que nous avions publiée dans le dossier « Poètes haïtiens de langue française », in Ici & Là n°123), aux plus méconnues - et nous pourrions ici citer les 27 autres !
Il est notable que ce qui lie toutes ces femmes et toutes ces écritures, est la même passion pour leur pays, même dans le doute provocateur exprimé par Évelyne Trouillot (Qui ose encore aimer ce pays / et le dire ?)
Cette anthologie (dé)montre ainsi, s’il en était besoin, la diversité et la richesse d’un pan entier de la poésie de langue française. Et si les récents prix littéraires (mais qui en garde la mémoire ?) et le séisme du 12 janvier 2010 (mais qui s’en souciera dans deux ans ?) ont projeté un temps sur le devant de la scène bon nombre d’écrivains et artistes haïtiens, la moindre des qualité de ce genre d’ouvrage, accessible au plus grand nombre par son prix, sera de laisser une trace pérenne de ces femmes qui ont choisi, un temps ou pour la vie, l’écriture pour dire le monde, leur mal-être ou leurs espoirs.
Notons enfin que les éditions Sous la lime4 diffuse un CD présentant 33 poèmes extraits de l’anthologie, dits par les comédiennes Céline Liger et Paula Clermont Péan. Ce CD, vendu en France, est, en Haïti, offert avec l’anthologie. Ce qu’on peut appeler un beau geste.
Jacques Fournier
Directeur de la Maison de la Poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines, directeur de la rédaction de la revue Ici & Là.
Terre de femmes, 150 ans de poésie féminine en Haïti, par Bruno Doucey, éditions Bruno Doucey, 2010, 296 pages, 19,50 €, en librairie
1. Retrouvez tout le catalogue et d’autres informations sur le site des éditions www.editions-brunodoucey.com
2. Symboliquement, ces vers closent l’anthologie, tant la langue créole pèse de son poids d’histoire et de raison dans l’écriture et la réflexion des poètes haïtiens et haïtiennes, même (et peut-être surtout) de ceux et de celles qui vivent loin de l’île-mère.
3. www.maisondelapoesie.agglo-sqy.fr
4. http://souslalime.free.fr