Death Note
de Tsugumi Ōba et Takeshi Obata
13 volumes parus (Kana)
Série terminée, nouvelle "Black Edition" en cours
J'ai enfin terminé la lecture de Death Note. Je dois reconnaître que j'avais abandonné la lecture en cours, vers le tome 7 ou 8, la lassitude et l'agacement ayant pris le pas sur l'intérêt. Récemment, avec la nouvelle série en cours des auteurs Ōba et Obata, le très bon Bakuman, je me suis dit qu'il fallait que je reprenne Death Note depuis le début, afin de voir si mes premières impressions étaient toujours d'actualité. Verdict : oui. Mais au moins, arrivé au bout, je peux l'expliquer.
L'histoire :
L'idée de départ est intéressante et originale : un jeune homme se trouve par hasard en possession d'un artefact extrêmement puissant, lui accordant le pouvoir de tuer à distance tout être humain dont il écrira le nom dans un cahier maléfique, le Death Note. Celui-ci est normalement la propriété d'un "dieu de la mort", sorte de démon issu d'un monde parallèle. Light Yagami, le nouveau possesseur du Death Note, se trouve être un étudiant très brillant et imbu de lui-même, qui décide de s'en servir secrètement pour débarrasser la terre de tous les criminels. Investi de ce qu'il croit être une mission sacrée, il en vient progressivement à se prendre pour un dieu lui-même. Mais très vite, un autre jeune homme, tout aussi brillant, se dresse contre lui. C'est le mystérieux L, sorte d'enquêteur free-lance surdoué qui collabore avec Interpol. L s'est juré de capturer Kira (Killer), identité secrète de Light quand il se sert du Death Note. Entre le génial détective et le justicier manipulateur, s'engage un combat à mort, ponctué de pièges, de manipulations, de plans machavéliques et de retournements de situation...
Ce que j'en pense :
Si au début l'histoire est bonne, son développement m'a laissé plus d'une fois sceptique, sinon exaspéré. Les raisons en sont : 1- la toile de fond, de plus en plus invraisemblable au fil des tomes ; 2- les personnages, caricaturaux et monolithiques, qui ressemblent à des marionettes dénuées de vie ; 3- le scénario lui-même, cousu de fil blanc, mais qui n'explore aucune des pistes pourtant passionnantes qu'il ouvre au commencement.
1- les invraisemblances :
Au cours de l'histoire, les principaux protagonistes évoluent au sein de groupes à l'identité forte, maintes fois décrits dans d'innombrables récits policiers, thrillers, etc : Interpol, le FBI, la CIA, la Maison Blanche, la Mafia, des multinationales, des chaînes de télévision, etc. Le problème est que leur intervention manque de la plus élémentaire crédibilité, que leurs motivations sont à peine évoquées et que leur description s'arrête à une poignée de clichés. Par exemple, le Président des Etats-Unis est une sorte de monarque solitaire, qui appuie sur des boutons (de son notebook) pour gouverner, mais il n'y a que lui dans la Maison Blanche : ni staff, ni conseillers, ni même agents de sécurité... Par contre, il trouve parfaitement normal que des ados dont il ignore le visage lui donnent des ordres... Même chose avec le FBI, la CIA ou Interpol, ou même la police japonaise, dont on pourrait attendre qu'ils soient les bras armés de gouvernements cherchant à préserver leurs intérêts. Rien de tout cela : les forces de police et les agences de renseignements ne sont ici que des coquilles vides sans personne à leur tête.
Si leurs buts ne sont pas clairs, leurs moyens ne sont pas mieux présentés. D'ailleurs, la question des moyens mis en oeuvre n'est jamais posée, pas plus pour les organismes officiels que pour les cellules spéciales dirtigées par ces nouveaux maîtres du monde, que sont Light, L, ou Near. Apparemment, ils ont accès à toutes les autorisations légales, disposent d'un budget illimité, le tout sans le moindre contrôle. Ok, c'est une fiction, mais tout de même, je n'arrive pas à me faire une seule seconde, à l'idée qu'une poignée d'ados anonymes donnent des ordres à toutes polices du monde, sans rendre compte à qui que ce soit... A côté de telles invraisemblances, la présence de dieux de la mort me semble bien plus crédible, par comparaison...
2- les personnages :
Aïe. Là, je ne vais pas encore me faire des amis. Je rappelle que j'aime plutôt bien Bakuman, des mêmes auteurs, pour les raisons que j'ai abordées ici. Mais dans Bakuman je trouve déjà que les deux jeunes héros ont quand même un côté tête-à-claques assez pénible, que compense heureusement l'humour et le recul dont font preuve les auteurs à leur égard. Dans Death Note, point d'humour ni de distance pour rendre les héros supportables, c'est bien là le problème.
Je ne parle même pas de l'analyse psychologique : quoique dotés de quotients intellectuels très largement supérieurs à la moyenne, Light, L, Near et Mello sont à peu près dénués de la plus élémentaire profondeur psychologique. Ils sont posés tels quels dès le départ, uni-dimensionnels, et n'évoluent jamais. Leur personnalité se résume à des tics, tellement systématiques qu'ils ne manquent à aucune de leurs apparitions :
- Light est une coquille vide, aussi intelligent (soi-disant) que dénué d'émotions et de moralité. J'écris "soi-disant", parce que l'intelligence, lorsqu'elle n'est justement pas capable d'émotion ni de jugement moral, n'est qu'artificielle, comme celle d'un ordinateur. A aucun moment Light ne se pose la question de sa responsabilité morale en tant que juge suprême. Il tue, et toutes ses actions sont tendues vers ce seul but : devenir Dieu. Qu'il n'éprouve aucun sentiment, ni pour son père, ni pour ses "fiancées", ni d'ailleurs aucun désir sexuel pour ces dernières, est plus qu'effrayant : ça n'est simplement pas croyable.
- L, Near et Mello sont trois variations autour d'un même thème : des jeunes surdoués presque autistes qui se comportent toujours de la même façon : en froids calculateurs, dont les motivations sont pour le moins nébuleuses, et dont la vie consiste à part cela à répéter convulsivement les mêmes gestes, à chaque case : L bouffe des sucreries en position accroupie, Near joue en permanence à des jeux d'enfant, habillé en pyjama, et Mello croque sans s'arrêter, même pour parler, une éternelle plaquette de chocolat. Emotions : zéro. Personnalité : zéro. Evolution au fil de l'histoire : zéro.
Tous, même les personnages secondaires, sont totalement monolithiques, primaires et plats. La seule que je parviens à sauver, et qui est presque émouvante parce que simple et légère, c'est Misa, qui passe pourtant pour la cruche de service. La présence de Misa réussit à sauver de la platitude la plupart des scènes avec Light, mais avec un tel décalage que Light en paraît encore plus idiot.
Le dessin, par ailleurs fin, précis et détaillé, très agréable à regarder, souligne le manque criant de personnalité des personnages : le répertoire de leurs expressions est réduit à preque rien, deux ou trois mimiques, toujours les mêmes : le regard en-dessous, dissimulé par des franges horripilantes, les héros nous regardent froidement, soit en souriant de façon narquoise, soit la bouche crispée et la goutte de sueur au front. Point barre. Pendant douze tomes (à part un peu au début, et à la toute fin). Seule Misa, encore elle, dispose d'un catalogue d'expressions plus étendu, lui permettant d'exprimer des émotions dont tous les autres semblent incapables : la colère, la jalousie, la joie, la tristesse, la frustration, la moquerie...
3- le scénario :
Bon, malgré les cailloux que je reçois sur la tronche depuis tout-à-l'heure, je suis encore assez vivant pour terminer mon réquisitoire. Le scénario, donc. Alors là, c'est du solide. L'idée de départ était excellente, je l'ai déjà dit. Et je dois bien reconnaître une habileté machiavélique aux auteurs pour détailler les affrontements entre protagonistes au fil des douze tomes, c'est du grand art. Par moments, et c'est un compliment, j'ai pensé à certains vieux films policiers britanniques, comme Sleuth, une merveille avec Michael Caine et Laurence Olivier, ou encore à certains films d'Hitchcock.
Mais si la mise en scène est magistrale, l'intrigue elle-même me pose un sérieux problème : face à un tel démarrage, riche de questions et d'implications potentielles, je m'attendais à bien autre chose que ce seul jeu du chat et de la souris entre acteurs principaux. Le concept suscite de très nombreuses questions morales, spirituelles, philosophiques voire artistiques, qui sont juste occultées. Bon, ok, c'est un manga shonen, c'est pas le lieu de tels débats, mais quand même. Entre autres questions sans réponses :
- si le monde des morts existe, pourquoi aucun des personnages ne semble bouleversé par cette révélation?
- à quoi servent les dieux de la mort? sont ils des dieux, ou juste des sortes d'extra-terrestres, vu qu'il n'y a apparemment pas de vie après la mort?
- quels bouleversements sur la société si, comme il est dit vers le milieu de la série, quasiment tous les criminels ont été éliminés? Y-a-t-il encore des guerres?
- comment les institutions et les Etats eux-mêmes peuvent continuer à exister si un individu dispose du droit de vie et de mort sur l'humanité entière?
- comment se fait-il qu'à aucun moment, aucune organisation, même pas les Etats-Unis (alors que le FBI et le Président sont au courant), ne cherche à acquérir un tel pouvoir?
- et alors, finalement, la peine de mort, c'est bien ou pas bien?
Etc, etc. En comparaison, un manga comme Ikigami est autrement plus riche et profond, et propose (sans prise de tête) une réflexion réelle sur le rôle de la mort, et notamment de la peine de mort, dans la société. Je n'attendais pas que Death Note apporte autant de réponses, mais je reste étonné qu'il ne pose même pas clairement les questions... Tout ça pour ça? Par exemple, la question spitiruelle, morale et religieuse ne se réduit-elle donc qu'à une simple symbolique, pour faire de jolies couvertures, comme la pose christique de Light sur la couv' du tome 12? J'ai eu beau lire, d'ailleurs, à ce sujet, le "how to read" du tome 13, mais nib : à part ressasser de façon redondante les 12 volumes de la série, le tome 13 n'apporte rien. Enfin si, une chose : le one-shot introductif, cette histoire des enfants qui trouvent un Death Note et s'en débarrassent. Paradoxalement, ce court récit est à la fois plus adulte et plus sérieux que bien des pages de la série...
Enfin, on peut me rétorquer que Death Note n'est qu'un shonen, destiné à distraire son lectorat. Je veux bien le croire. Dans cette perspective, la mise en scène du combat entre Light et ses ennemis successifs, L, Mello et Near, est superbement tissée, comme je l'ai écrit plus haut. Mais justement, parce que c'est un shonen, là aussi quelque chose me paraît très problématique : lorsque Light cherche à débarrasser le monde des criminels, le récit souligne de façon insistante que certaines victimes collatérales de cette croisade sont innocentes, ce qui suppose que la question de la culpabilité et de l'innocence est définitivement tranchée, et qu'il n'y a pas à revenir dessus. Et ce qui implique que la peine de mort est légitime. Le seul débat qui reste est : Light/Kira a-t-il le droit de l'appliquer? La question trouve sa réponse dans la lutte manichéenne que lui opposent L, Near et Mello. Non, il n'a pas le droit. Ce droit, légitime, appartient aux institutions.
Ce qui nous rappelle ironiquement que le Japon d'aujourd'hui n'a pas aboli la peine de mort. Mais je suis désolé, un manga, destiné à un public jeune, qui ne remet pas cette pratique en débat, finit par véhiculer l'idée que la peine de mort est quelque chose de normal et d'acceptable, du moment qu'elle n'est pas aux mains d'un individu isolé. Et je trouve, excusez-moi de le dire, que ça sent pas très bon.
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