De quoi la Crise est-elle le nom

Par Gerard

1. La fin de la société de consommation

Entre Cassandre éplorées et Oui-Oui hallucinés, notre société tente aujourd’hui d’y voir clair dans ces trente ans de crise systémique qui lamine le futur des jeunes générations, écartèle la classe moyenne, vaporise le vieux rêve de justice et met à mal jusqu’à l’idée même que nous nous faisions du vivre ensemble. Le pacte républicain de progrès partagé, qui poussait chacun à penser que demain serait bien mieux qu’hier, a été rompu. Et même l’allongement de l’espérance de vie, ce triomphe, nous est présenté comme une charge : déficits publics, dettes abyssales. Pourtant ce que l’on appelait « l’idéologie de progrès » (et son corolaire, la méritocratie) était le moteur de la société de consommation. Son brutal désaveu représente un traumatisme dont le corps social est désormais de plus en plus conscient.

Pour comprendre le siècle où nous sommes entrés, il faut revenir à 1989, date pivot. L’espace d’une même année, la chute du mur de Berlin marque la globalisation définitive du libéralisme occidental, tandis que les premières rencontres internationales sur l’état écologique de la planète (Paris, Londres, Amsterdam) commencent à esquisser l’idée d’une limitation nécessaire à l’industrialisation sauvage. C’est là l’ambiguïté constitutive de la période. Le monde est pris entre deux logiques contraires : expansion sans frein et préservation du milieu.

La première décennie du siècle, souvenons-nous, est née dans les grandes euphories collectives : nouvelles technologies, passage à l’euro. Elle vient de s’achever dans les derniers hoquets d’une machine financière globale en déshérence. Que nous est-il donc arrivé ? Le modèle économique d’Henry Ford, fondateur de la société de consommation, reposait sur une règle simple : il fallait que le salarié puisse non seulement fabriquer la voiture mais aussi devenir lui-même acheteur de la voiture en tant que consommateur. Or ce pacte fordiste a été balayé par la mondialisation. Comment ? D’abord les gains de productivités liés à la révolution numérique ne sont plus allés aux salariés pour augmenter leur consommation, mais à la sphère financière pour accroître la spéculation. Une partie du niveau de vie moyen a été maintenue artificiellement grâce à des produits issus de la délocalisation et du dumping social. Le maintien du niveau de vie en occident s’est donc appuyé sur deux moyens : la dégradation du marché du travail d’un côté, le surendettement de l’autre. La globalisation, liée à la financiarisation de l’économie, a entraîné un découplage entre pôle de production et pôle de consommation. Et en ce domaine le pire reste à venir : le consommateur européen, vu d’une entreprise globalisée, tend à devenir quantité négligeable. Les grands marchés émergents sont désormais en Inde et en Chine. La rupture avec la logique fordiste est totale. Jamais l’intérêt du salarié, ne s’est trouvé plus éloigné de celui du consommateur : pure schizophrénie. La société de consommation occidentale, dans sa version classique, a vécu.

2. De la crise financière à la crise sociale

Ce nouveau monde globalisé ne répond à aucune des règles que l’on avait admises naturellement comme allant de soi. Non, le marché ne stimule pas la concurrence mais au contraire la création de véritables monopoles (chaque domaine possède trois ou quatre acteurs principaux, rarement plus). Non, la vision court-termiste de la finance ne pousse pas à l’innovation (qui, elle, a besoin de temps pour incuber). Non, l’ouverture d’un marché à la concurrence ne fait pas baisser les prix (voyez l’énergie). Non, le libre marché ne favorise pas systématiquement la démocratie (voyez la Chine).

La crise financière que nous traversons est donc avant tout une crise de confiance. Ses deux causes directes sont connues : l’éclatement de la bulle Internet à la fin des années 90 et le 11 septembre 2001. Pour éviter un ralentissement économique, la FED (banque fédérale américaine) baisse ses taux directeurs. C’est cette mesure qui va pousser au surendettement massif des ménages américains et aux risques inconsidérés des banques qui vont accorder leurs prêts à tours de bras. Le 15 septembre 2008, la banque d’affaire Lehman Brothers annonce sa faillite. Titrisation, emprunts toxiques : personne n’a vu venir le séisme. L’onde de choc se répand à l’ensemble de la finance mondiale. Il faut, pour maintenir le système à flot et sauver ce qui peut l’être, transgresser l’interdit majeur : celui de l’interventionnisme d’Etat. Pour autant, en transférant la dette privée vers la dette publique, on a sauvé les meubles mais enclenché une machine infernale : la crise financière est devenue une crise sociale.

En décembre 2009, avec la découverte du déficit grec, la crise entre dans sa deuxième phase. Irlande, Espagne, Portugal, c’est toute la zone euro qui est dans la tourmente. Les banques ont été sauvées en gonflant la dette publique, mais elles ne prêtent plus à des Etats qui, pour le coup, se sont surendettés. Au printemps 2010 les plans de rigueur se multiplient. C’est le point d’impact : le moment où les errements boursiers commencent à toucher dans sa réalité le quotidien du public. Le sentiment que le poids des efforts demandés n’est pas équitablement réparti, voire pas réparti du tout, alors que les profits sont repartis à la hausse chez ceux-là même qui sont directement responsables du chaos, crée dans l’opinion les conditions d’une défiance, d’une tension extrêmes.

  

3. Les conditions de la confiance

Un marché est potentiellement un outil fabuleux, car il est cet espace transitionnel qui fait que les individus ne s’étripent pas pour obtenir ce qu’ils désirent, qu’ils « négocient » ; mais il reste un outil. Or un outil, ça ne pense pas, ça n’indique pas de direction. Un outil n’est pas « idéologique ». Il ne rend service que lorsqu’on accepte de le voir tel qu’il est, dans son périmètre d’efficacité, avec ses fonctions mais aussi avec ses limites. Or aujourd’hui, à la lumière de notre expérience commune de cette crise globale que nous traversons, que pouvons-nous constater ? Désindustrialisation, chômage de masse, inégalités, sont devenus les moteurs de la finance contemporaine. C’est de la baisse du niveau de vie génératrice d’endettement que se nourrit celle-ci. Qu’on est loin d’Henry Ford, dont le modèle de réussite collective était tout juste le contraire !

Cependant la crise que nous traversons marque une limite à cette logique-là. Les conditions d’un retour à la confiance dépendent désormais directement des enseignements que sauront en tirer tous les acteurs de la crise : surchauffe ponctuelle qui a permis de mesurer la solidité du système, ou au contraire occasion de réformer un jeu dont les règles ont changé, et qui ne satisfait plus à la demande du plus grand nombre ? La pire dette n’est pas la dette active, liée aux investissements (santé, éducation, sécurité) : elle est constituée des problèmes non résolus que nous laissons filer, charge à d’autres générations de les solutionner.

Outre Manche, la Démocratie Parlementaire est née précisément de ce que la Couronne d’Angleterre était tout bonnement en faillite, afin d’exercer un contrôle et prévenir les risques. Si la crise pousse vers une telle extension du domaine de la démocratie, nous n’aurons pas perdu notre temps. La confiance reviendra par la réforme des modes de gouvernance qui devront être plus démocratiques, plus participatifs, plus internationaux ; par la réforme d’un système financier vers plus de transparence et de solidarité, mieux en phase avec les attentes de la société ; par les retrouvailles nécessaires entre la prospérité des acteurs économiques et celle des individus.

(Copyright Gérard Larnac - 2010)