Les écrivains majeurs du XIXe siècle, pour la plupart, appréciaient la cuisine. Leurs œuvres témoignent de l’importance qu’ils accordaient aux repas fins ou simples, aux mets exotiques ou de saison et aux vins rares ou « de soif », comme les définissait si bien Jean Carmet. Il suffit de lire Emile Zola (Le Ventre de Paris, L’Assommoir), Flaubert (Madame Bovary, Salammbô), Maupassant (Contes de la bécasse, Boule de suif), Charles Monselet (L’Almanach des gourmands) ou Georges Sand (Un hivers à Majorque) pour découvrir de savoureux tableaux de cuisines où s’affairaient les marmitons et de tables joyeuses. C’est sans doute Alexandre Dumas qui alla le plus loin dans les descriptions culinaires en littérature – jusqu’à rédiger son extraordinaireDictionnaire de cuisine.Mais si Dumas fut définitivement le « pape » des écrivains gastronomes, une autre gloire des lettres, son ami Théophile Gautier, qui fut injustement oublié et que l’on redécouvre aujourd’hui, en fut probablement le « vicaire général ».
Car, tout comme l’auteur des Trois mousquetaires, celui de Mademoiselle de Maupin ne se limitait pas à insérer dans ses romans et ses récits de voyages des scènes dédiées à la bonne chère ; il n’hésitait pas à se mettre lui-même aux fourneaux pour régaler ses convives et certains de ses plats – le risotto à la milanaise, notamment – avaient acquis une réelle célébrité au sein du Paris artistique. Même les frères Goncourt, pourtant jamais avares de rosseries, le reconnaissaient volontiers.
C’est cet univers gastronomique de Gautier qu’Alain Montandon reconstitue dans un délicieux essai, La Cuisine de Théophile Gautier (Editions Alternatives, 128 pages, 12 €). « Le bonheur de la nourriture, écrit l’auteur, traverse toute l’œuvre de l’écrivain : il est étroitement lié à l’amour, à la sympathie entre convives. Mais c’est aussi un rêve, une vision, tout un imaginaire qui ne craint nullement les superlatifs. »
Toute la personnalité de Gautier se trouve bien là résumée ; derrière l’homme, jovial, bon vivant, truculent, amateur de plaisirs terrestres et de mots précis, se cachait un cérébral pour lequel l’imaginaire culinaire jouait un rôle aussi important, sinon plus, que la table elle-même. Cet imaginaire puissant se nourrissait probablement d’une angoisse de la faim (exprimée dans Le Capitaine Fracasse et dans Tableaux de siège) qui, comme le rappelle Alain Montandon, rejoignait chez lui l’angoisse de la mort. J’y ajouterai volontiers une peur de la vieillesse en tant que vecteur de la déchéance physique. On pourrait d’ailleurs établir à cet égard un parallèle avec sa conception de la femme : sans dédaigner la femme bien réelle, le poète entretenait avec l’Eternel féminin – et surtout la beauté – un rapport de cérébralité qui lui faisait comparer, voire préférer, le marbre (immortel) d’une sculpture à la chair (altérée par l’âge et mortelle) de manière assez récurrente.
Dans son essai, Alain Montandon ne se limite pas à évoquer la gastronomie selon Gautier ; il illustre son propos de nombreuses citations issues de son œuvre et – apport original qu’il convient de souligner – truffe son texte de recettes de cuisine dont la plupart demeurent facilement réalisables de nos jours. Du rustique potage aux choux au boudin de lapin, du punch à la Hoffmann au risotto, des côtelettes Pojarski à la compote au gingembre, tout l’univers culinaire d’un siècle qui ne connut pas, contrairement au nôtre, les ravages bien-pensants d’un hygiénisme aussi forcené qu’étatique, revit au fil des pages. Ce livre, érudit et jubilatoire, satisfera autant les amateurs de Gautier (dont on célébrera, l’an prochain, le bicentenaire de la naissance) que les gourmets.