Venant de publier “Réinventer la politique avec Hannah Arendt”, de lire “Eloge des frontières” de Régis Debray (voir le très bon billet de Dianne) et d’écouter une semaine inégale mais intéressante consacrée par France Culture à Hannah Arendt, je redécouvre une fois encore la force de sa pensée, et de celle de son professeur et ami Karl Jaspers, à travers un texte tiré de Vies politiques. Vous pouvez en lire le début ci-dessous et l’intégralité dans le fichier pdf joint.
“Nul ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen son pays. Dans Origine et sens de l’histoire, Jaspers étudie longuement les implications d’un ordre mondial et d’un empire universel. Peu importe la forme que pourrait prendre un gouvernement du monde doté d’un pouvoir centralisé s’exerçant sur tout le globe, la notion même d’une force souveraine dirigeant la terre entière, détenant le monopole de tous les moyens de violence, sans vérification ni contrôle des autres pouvoirs souverains, n’est pas seulement un sinistre cauchemar de tyrannie, ce serait la fin de toute vie politique telle que nous la connaissons. Les concepts politiques sont fondés sur la pluralité, la diversité et les limitations réciproques. Un citoyen est par définition un citoyen parmi des citoyens d’un pays parmi des pays. Ses droits et ses devoirs doivent être définis et limités, non seulement par ceux de ses concitoyens mais aussi par les frontières d’un territoire. La philosophie peut se représenter la terre comme la patrie de l’humanité et d’une seule loi non écrite éternelle et valable pour tous. La politique a affaire aux hommes, ressortissants de nombreux pays et héritiers de nombreux passés ; ses lois sont les clôtures positivement établies qui enferment, protègent et limitent l’espace dans lequel la liberté n’est pas un concept mais une réalité politique vivante. L’établissement d’un ordre mondial souverain, loin d’être la condition préalable d’une citoyenneté mondiale, serait la fin de toute citoyenneté . Ce ne serait pas l’apogée de la politique mondiale mais très exactement sa fin. Dire cependant qu’un ordre mondial conçu à l’image desÉtats-nations souverains ou d’un empire universel à l’image de l’Empire romain est dangereux (et la domination de l’Empire romain sur les parties civilisées et barbares du monde ne fut supportable que parce qu’elle s’opposait à l’arrière-plan sombre et effrayant constitué par les parties inconnues du monde) ne donne pas la solution de nos problèmes politiques actuels. L’espèce humaine qui, pour toutes les générations précédentes, n’était rien d’autre qu’un concept ou un idéal, est devenue une réalité qui nous sollicite. L’Europe a prescrit ses lois, comme Kant le prévit, à tous les autres continents ; mais le résultat : l’apparition de l’espèce humaine en dehors et à côté de l’existence permanente des différentes nations a pris une tournure tout à fait différente de celle que Kant envisageait lorsqu’il avait en vue l’unification de l’espèce humaine « dans un avenir très éloigné». L’espèce humaine ne doit son existence ni aux rêves des humanistes, ni au raisonnement des philosophes, ni même aux événements politiques - du moins pas en première instance - , mais presque exclusivement au développement technique du monde occidental. Lorsque l’Europe entreprit pour tout de bon de prescrire ses « lois » à tous les autres continents, il se trouva qu’elle avait déjà cessé de croire en elles. De même qu’il est manifeste que la technologie a unifié le monde, il n’est de même pas moins manifeste que l’Europe a exporté aux quatre coins du monde ses processus de désintégration - lesquels avaient commencé en Occident avec le déclin des croyances métaphysiques et religieuses traditionnellement reconnues et avaient accompagné le grandiose développement des sciences de la nature et la victoire de l’État-nation sur toutes les autres formes de gouvernement. Les mêmes forces qui mirent des siècles à saper les anciennes croyances et les anciennes mœurs de lavie politique et qui appartiennent à l’histoire du seul Occident ne mirent que quelques décennies pour détruire de l’extérieur croyances et mœurs dans toutes les autres parties du monde.
Pour la première fois dans l’histoire universelle, il est vrai tous les peuples de la terre ont un présent commun : aucun évènement de quelque importance dans l’histoire d’un seul pays ne peut demeurer un accident marginal dans celle de l’un des autres. Chaque pays est devenu le voisin presque immédiat de chacun des autres et chaque homme éprouve le choc d’événements qui ont lieu de l’autre côté du globe. Mais ce présent commun sur le plan des faits n’est pas fondé sur un passé commun et ne garantit nullement un avenir commun. La technologie qui a réalisé l’unité du monde peut tout aussi bien le détruire et les moyens de la communication globale ont été créés ensemble avec les moyens de la destruction globale. Il est difficile de contester qu’aujourd’hui le plus puissant symbole de l’unité de l’humanité, est l’improbable éventualité selon laquelle les armes atomiques utilisées par un pays conformément à la sagesse politique de quelques-uns pourraient mettre un terme à toute vie humaine sur terre. La solidarité de l’humanité est à cet égard entièrement négative; elle ne repose pas seulement sur un intérêt commun à une convention qui interdit l’utilisation des armes atomiques, mais peut-être aussi - puisque de telles conventions partagent avec toutes les autres conventions le sort incertain de ce qui est fondé sur la bonne foi - sur le désir commun d’un monde un peu moins unifié.”
citoyen-du-monde.1292145442.pdf
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