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Par Eric Yung - Bscnews.fr / La tendance est au « vintage » paraît-il. Nous aurions donc besoin (enfin, plus ou moins) de retrouver de l’authentique qui fut à la mode avant la décennie 80. Est-ce la raison qui a conduit les éditions Plon à lancer la collection « Noir Rétro » ? Peut-être. « Rictus » de Jean-Pierre Ferrières et « Fratelli » de Jean-Bernard Pouy, illustré par Joe G. Pinelli. En tous cas, depuis juillet dernier et grâce à elle, une belle opportunité nous est donnée : relire ou découvrir des écrivains de l’hexagone qui ont, en leur temps, honoré le polar français. Les trois premières parutions ont consacré : Auguste Le Breton, Brice Pelman, André Héléna et Pierre Lesou. Et, aujourd’hui, c’est au tour de Jean-Pierre Ferrières de revenir à la une de l’actualité éditoriale et ce, avec la réédition de « Rictus ». Les plus jeunes lecteurs et lectrices du BSC NEWS ne connaissent peut-être pas cet auteur qui a signé, depuis 1957, une centaine de romans sans oublier les dizaines de scénarios pour le cinéma et la télévision, une comédie musicale et quelques chansons. L’occasion de connaître (ou de mieux apprécier) l’œuvre de ce romancier talentueux est donc offerte. Et c’est tant mieux ! En effet, la virtuosité narrative de cet auteur lui permet de parler des choses familières de l’existence, de ces événements anodins et a priori insignifiants mais qui recèlent pourtant les ingrédients du drame à venir. Jean-Pierre Ferrières le reconnaît : « tous mes personnages pensent que la vie est lamentable et qui, a un moment donné, selon les circonstances du hasard, sont amenés à changer complètement de vie mais souvent pour le pire ». Il en est ainsi dans « Rictus » ce roman qui a été publié pour la première fois, en 1972, aux éditions « Fleuve Noir ». L’histoire est simple, enfin le croit-on en son tout début. Mathieu Collard, 34 ans, employé aux écritures dans une cartonnerie est plutôt un homme heureux. Père d’un enfant, il est marié à Jeanne, une jolie jeune femme. Mathieu, homme honnête, a toujours trimé pour donner à sa famille du bien-être. Et puis, un jour, son médecin lui apprend qu’il est gravement malade : un cancer. Ses jours sont désormais comptés. Dès lors, Mathieu s’inquiète pour son épouse et son fils. Quel sera leur avenir ? Qui paiera les traites de la maison ? Que va devenir Jeanne qui a arrêté de travailler pour élever le petit ? Il se doit de trouver de l’argent. Mais comment ? La solution lui est proposée par l’assistante de son médecin traitant : rendez-moi service lui demande-t-elle, tuez un homme pour moi. Vous serez bien payé. Mathieu accepte de devenir un tueur. Il commet le meurtre et reçoit son argent. Jusque là, reconnaissons-le, il n’y a que de l’ordinaire. Ce sujet, celui d’un homme malade qui n’a plus rien à perdre, prêt à faire n’importe quoi pour changer la vie de ses proches, a été traité des centaines de fois dans la littérature. Mais Ferrière est un auteur facétieux : son intrigue ne fait que débuter. En effet, tandis que la famille de Mathieu est maintenant à l’abri des soucis financiers… c’est le drame. Un accident de voiture : Jeanne et François, le petit garçon, sont tués sur le coup. Matthieu n’est que légèrement blessé. Il est conduit à l’hôpital et apprend ce jour-là qu’il n’a pas de cancer, qu’il n’en a jamais eu. Mathieu comprend alors qu’il a été manipulé par son médecin traitant et son assistante. Que se passe-t-il maintenant ? Chut ! Pour le savoir, il faut lire « Rictus » de Jean-Pierre Ferrières, un très bon roman populaire qui sait entretenir le suspens jusqu’à sa dernière page.
Autre livre venu du passé : « Fratelli », un court roman de Jean-Bernard Pouy, illustré par Joe G. Pinelli. Publié une première fois très discrètement en 2006 chez Estuaire, une maison belge, ce livre revient sur les étagères des librairies via les éditions J.C Lattès. Et quel bonheur ! Pouy nous démontre (s’il en était besoin) qu’il n’est pas seulement le libertaire-humoriste créateur du « Poulpe », père de Gabriel Le Couvreur ou celui de Pierre de Gondol le libraire enquêteur, l’auteur (entre autres ouvrages) de la trilogie « Spinoza encule Engel ». Non ! Ici, avec « Fratelli » Jean-Bernard Pouy s’impose : c’est certain, il est un grand romancier. « Fratelli » raconte l’histoire de deux frères, Emilio et Ercole, nés en Sicile. Elle débute au tout début du XX° siècle et rebondit en 1946, à New-York, exactement dans le quartier de « Little Italy ». Si Ercole s’est expatrié au pays de l’oncle Sam durant l’été 1906 ce n’est pas pour y faire fortune. Ercole « a fui, protégé par le code familial, exilé de force, après avoir tué sauvagement Roberto, sous un des oliviers de la colline de Sant’Ambrogio, de trois coups de couteau ». Et Emilio, qui a toujours gardé « cette lame ou était inscrite la permission d’entrée aux limbes : Che la mia ferita sia mortale » (…) en creux noirâtres, sans doute encore remplis du sang séché de son jeune frère » a attendu quarante ans pour traverser l’Atlantique. Il a fini par le faire parce qu’il devait « honorer définitivement la tombe » de son cadet (…) « pour la détruire de l’intérieur, casser le bois du cercueil, déchirer le suaire et libérer l’âme de Roberto, enlevé, comme on dit, à l’affection des siens et des proches, à l’âge maudit de dix-huit ans ». Emilio a quitté son île pour la grosse pomme. Il est donc monté à bord du paquebot le « Savona Ligure » et a débarqué à South Street Seaport . A peine les pieds posés sur le quai numéro vingt-neuf « il tenta de se souvenir de l’odeur du jasmin qui s’échappait des cours emmurées, de celle de la sambucca qui imprégnait les tables de bois du café, pour ne plus penser à ce parfum d’acide froid qui émanait d’un fleuve aussi glauque que la pisse d’une vache malade ». Emilio est à New-York. Il y est venu pour retrouver son frère et ce au nom de l’inéluctable vengeance. Jean-Bernard Pouy narre ce récit avec des phrases sobres, dépouillées. Pouy ne s’égare pas dans des descriptions complexes. Il décrit et il peint et cela suffit. Ses mots nous disent avec justesse ce qu’est vraiment « le bleu du ciel de Sicile » et « le bruit de la Ville. Cette énorme et moderne rumeur. Plus menaçante que le fracas d’un milliard de cigales ». Certes, l’intrigue est bien menée et les lecteurs que nous sommes sont impatients de tourner les pages pour connaître la fin de la tragédie « Fratelli » et l’on pourrait se réjouir de lire un roman réussi. Mais plus que ça : ce livre est beau et notre plaisir de lecture n’en est que plus fort et plus dense. Par ailleurs, les illustrations, dessins sombres et pudiques de Joe G. Pinelli, ajoutent non seulement de l’esthétisme à cet ouvrage présenté en format de poche mais il lui donne aussi la mesure de ce qu’il est : puissant.
1 - Pour les rééditions respectives de : Du rififi chez les femmes, Attention les fauves, Le Demi-sel et le Doulos.