Deux expositions vues trop tard, le dernier jour*. D’abord Sally Mann, à la galerie Karsten Greve : à la différence de la récente exposition londonienne, on n’avait pas ici un parcours rétrospectif, comme annoncé, il y avait seulement quatre photographies de ses enfants et une seule de la série What Remains. Trop dur, sans doute, pour les visiteurs/clients, mieux vaut montrer à une profusion de (très beaux) paysages du Sud. Mais l’intérêt de cette exposition était avant tout la série dans la première salle, série ‘Proud Flesh’, peu montrée jusqu’ici, de photos de son mari Larry, atteint d’une maladie incurable de dégénérescence musculaire, et photographié ici nu. D’une part, la femme photographe devant un corps masculin nu renverse un topos de l’histoire de la photographie (et de l’art). D’autre part ce corps malade, affaibli, décrépit, qui, par moments (ainsi, quand il repose sur son oreiller) paraît déjà presque mort, est ici le sujet d’une merveilleuse symphonie amoureuse, tendre plus qu’érotique. La technique de Sally Mann (collodion humide) fait que parfois on ne sait si ces traces, ces taches, ces stries sur l’image sont des accidents photographiques (car elle les laisse délibérément apparents) ou des marques de l’âge et de la maladie sur la peau de Larry. Mon respect et mon admiration pour Sally Mann en sont sortis décuplés. (Livre)
Ensuite Stéphanie Solinas**, dans le sous-sol de la Maison Rouge. Si une partie de son travail sur l’identité paraît un peu futile (portraits de nombrils sur un guéridon en lieu et place des visages des proches, ou retouches au feutre sur des visages pour redéfinir leur identité), on rit d’abord franchement devant sa collection de blondes, de Claudia Schieffer à Paris Hilton, visages présentés sur des lamelles de verre pour microscope, objets de recherche entomologique et de voyeurisme scientifique. Mais c’est surtout la série Dominique Lambert qui emporte l’adhésion, aboutissement d’un complexe processus pataphysique : identifier Dominique comme le prénom mixte (masculin et féminin) le plus fréquent en cumulé, au rang n°27 des prénoms français (en 2004); transposer ce 27ème rang dans la liste des noms français et obtenir ainsi le nom Lambert; recenser les 191 Dominique Lambert répertoriés dans les Pages Blanches (292 aujourd’hui); les contacter, sous le prétexte d’une thèse, en leur demandant de répondre à un questionnaire de portrait chinois; faire définir par écrit, par un CCDDL (Comité Consultatif pour la Description des Dominique Lambert, constitué d’un psychologue, d’un
statisticien, un policier, un juriste et un consultant en identité visuelle) ce que pourraient être leurs caractéristiques physiques, sur la base de ce portrait chinois; faire dessiner leur portrait imaginé, sur la base de cette description, par un peintre aurignacien, Benoît Bonnemaison-Fitte; demander à un (une ?) spécialiste de l’identité judiciaire, Dominique Ledée, de réaliser un portrait robot à partir de ce dessin; trouver un modèle ressemblant à ce portrait-robot et le photographier; avoir préalablement demandé aux Dominique Lambert une photo d’identité; prier le modèle photographié de cacheter l’enveloppe contenant la photographie d’identité du vrai Dominique Lmabert correspondant et d’y apposer sa signature; réaliser pour chacun des 21 Dominique Lambert s’étant prêtés au jeu, un livre dépliable reprenant l’ensemble de ces déclinaisons; préparer une exposition, l’annoncer sur Facebook; mettre en vente (à 27 exemplaires et pour 1123.58€)) un coffret comprenant les 21 livres, en n’adressant les envelopes cachetées avec les (vraies) photos qu’une à une pendant 21 semaines, afin que l’acheteur puisse graduellement compléterr sa collection; inviter les 21 Dominique Lambert au vernissage; les faire interviewer par un psychiatre suisse, par ailleurs grand collectionneur d’art contemporain, Rémy Barbe; le septième jour, se reposer. C’est peu dire que j’adore cette démarche, à la fois ce travail sur l’identité (je me suis souvenu des Homonymes d’Édouard Levé), mais aussi ce processus absurde, envahissant, englobant, dévorant, obsessionnel et parfait, trop énaurme pour n’être qu’un concept, trop proliférant pour n’être qu’une approche artistique. * d’où les carabiniers des Brigands du compositeur du titre.
** et non pas Solanas