par Jacques Rueff
[1956]
Ludwig von Mises est un oiseau rare dans ce XXe siècle qui est le nôtre, car il considère la raison comme un instrument valable et efficace, même en ce qui concerne l’étude des questions économiques. Selon lui, «Tout ordre social donné a été imaginé et dessiné avant de pouvoir être réalisé. . . . . Tout ordre existant des affaires sociales est le produit d’idéologies préalablement conçues. . . . L’action est toujours dirigée par des idées ; » [2]
Le titre même de son grand livre, Action Humaine, est en lui-même et à la fois une affirmation et une négation. Il indique ce que, pour son auteur, constitue le véritable problème économique, ce qui est mis en relief par le comportement des hommes en ce qui concerne les choses qu’ils désirent, les choses appelées les richesses. Et cela montre que le véritable problème économique est complètement englobé dans l’étude d’un tel comportement, que cela ne consiste pas seulement dans une analyse de «processus objectifs qui s’opèrent indépendamment de la volonté humaine.» [3]
Mises considère l’organisation sociale comme dépendante et en conformité avec les mêmes idées qui l’inspirent. Il s’agit simplement d’un système de voies et moyens pour atteindre certains buts. Il est convaincu que la grande majorité de personnes s’accordent sur ces buts. Ici le problème économique est seulement celui du choix des moyens par lesquels les hommes peuvent réaliser, de manière efficace et au moindre coût, les résultats escomptés.
Ce problème constitue un objet de la science et est ouvert à seulement deux types de solutions, celles qui sont efficaces, et celles qui ne le sont pas. La raison – et seulement la raison – nous permet de choisir entre ces deux solutions. «L’homme n’a qu’un seul outil pour lutter contre l’erreur : la raison.» [4] C’est la tâche de l’économiste de dire à l’homme politique quel système il faut mettre en place afin de donner aux hommes ce qu’ils veulent, et non le contraire.
Une telle attitude de la part de Mises le distingue des autres économistes. La plupart de ses collègues prennent la structure sociale comme un fait qui ne peut être changé en aucun cas par la volonté des hommes. Les marxistes expliquent cela comme une révélation de l’histoire. Les non-marxistes la regardent comme le produit inévitable d’une évolution technique qui a donné lieu à un capitalisme de grandes unités, aux monopoles, les cartels et les trusts. Les marxistes et les non-marxistes, de la même façon, imputent à nos économies modernes une rigidité qui les rend presque complètement à l’abri du mécanisme des prix.
Pour les deux groupes aucune doctrine fondant l’établissement et le maintien d’équilibres économiques sur le mouvement des prix est fausse, vaine, et dépassée. Selon eux, c’est la tâche de l’économiste de découvrir les processus qui garantissent le bon ordre économique sans recourir à la régulation spontanée. La somme totale de ces processus constitue la nouvelle science de l’économie, qui doit être exigé par l’état actuel du monde dans lequel nous vivons.
Il est vrai – Mises ne le niait pas – que notre économie contemporaine est plus rigide que celle qui existait avant les associations d’employeurs et les syndicats qui ont enrégimenté une grande partie des forces de production.
L’essentiel, cependant, c’est que l’inélasticité de nos sociétés est beaucoup plus le résultat de leur caractère institutionnel qu’il l’est par la nature des techniques appliquées.
Ce sont des institutions établies par des hommes qui recherchent l’immobilisation des prix, des salaires et des taux d’intérêt. Ce sont ces mêmes institutions qui prêtent leur protection, sans lesquelles les oligopoles ou les monopoles dans leur quasi-totalité ne pourraient jamais exister.
Si, ensuite, ces institutions sont recherchées par ces hommes, c’est parce que les économistes n’ont pas réussi à les convaincre que ces institutions conduisent à des résultats diamétralement opposés à ceux désirés et attendus. En fait, la rigidité caractéristique de la plupart des économies contemporaines, et en particulier de plusieurs économies, a été rendue possible seulement par le silence des économistes. S’ils avaient la lumière révélatrice des conséquences sociales qu’une telle rigidité ne pouvait manquer de susciter, sur les privations et les souffrances que cela devrait nécessairement engendrer, la rigidité n’aurait pu ni être établie ni maintenue.
La législation française sur les loyers, par exemple, a été inspiré par des considérations sociales louables. Et pourtant, elle est une formidable source de malheur et de désordre. Toute personne de bonne foi et avec la moindre connaissance du mécanisme des prix aurait pu prévoir ses effets sociaux tragiques. Mais non! Les rares avertissements qui ont vraiment prévu les conséquences infortunées ont toujours été démenties par le chœur d’hommes complaisants tenant avant tout à ne pas s’opposer aux solutions recherchées par l’opinion publique et acceptées par les gouvernements.
Il serait cruel d’insister en apprenant les raisons de la renonciation presque universelle de la réflexion. Leibnitz a déjà indiqué que «Si la géométrie s’opposait autant à nos passions et à nos intérêts présents que la morale, nous ne la contesterions et ne la violerions guère moins, malgré toutes les démonstrations d’Euclide et d’Archimède, qu’on traiterait de rêveries, et croirait pleines de paralogismes ; et Joseph Scaliger, Hobbes et autres, qui ont écrit contre Euclide et Archimède, ne se trouveraient point si peu accompagnés qu’ils le sont. » [5]
Ce que ce philosophe a dit de la morale s’applique avec encore plus de validité à l’économie politique.
Mais s’il peut y avoir encore quelques esprits dans le domaine de l’économie qui sont restés fidèles à Euclide et Archimède, sans doute le plus marquant, le plus efficace et le plus déterminé est Ludwig von Mises. Avec un enthousiasme infatigable, avec foi et un courage intrépide, il n’a jamais cessé de dénoncer les raisons fallacieuses et contre-vérités avancées pour justifier la plupart de nos nouvelles institutions. Il a démontré, au sens le plus littéral du terme, que ces institutions, tout en prétendant contribuer au bien-être de l’homme, ont été les sources immédiates de la misère et la souffrance et, en définitive, les causes de conflits, guerres et l’esclavage.
Aucune considération l’a détourné le moins du monde du chemin escarpé où sa froide raison l’a guidé. Dans l’irrationalisme de notre ère, il est resté une personne de pure raison.
Tous ceux qui l’ont entendu ont souvent été étonnés d’être dirigés par le bien-fondé de son raisonnement dans les endroits où ils n’ont jamais osé aller. Sa personne et ses idées ont toujours porté à mon esprit l’histoire de Monsieur Teste dans lequel Paul Valéry personnifie l’intelligence dépourvue de toute faiblesse, où la raison soumet seulement sa logique absolue et la certitude de ses propres conclusions.
Dans les mots suivants, l’un des auditeurs de Monsieur Teste rapporte les sensations ressenties en l’écoutant : «Il vous brise l’esprit d’un mot, et je me vois comme un vase manqué que le potier jette aux débris. Il est aussi dur, monsieur, qu’un ange. Il ne se rend pas compte de sa force : il a des paroles inattendues qui sont trop vraies, qui vous anéantissent les gens, les réveillent en pleine sottise, face à eux-mêmes, tout attrapés d’être ce qu’ils sont, et de vivre si naturellement de niaiseries. Nous vivons bien à l’aise, chacun dans son absurdité, comme poissons dans l’eau, et nous ne percevons jamais que par un accident tout ce que contient de stupidités l’existence d’une personne raisonnable. » [6] Et l’auditeur en va jusqu’à dire «Il y a en lui je ne sais quelle effrayante pureté, quel détachement, quelle force et quelle lumière incontestables. Je n’ai jamais observé une telle absence de troubles et de doutes dans une intelligence très profondément travaillée. On ne peut lui attribuer aucun malaise de l’âme, aucunes ombres intérieures. » [7]
Si l’on compare la ruse de l’irrationalité économique avec l’intransigeance imperturbable de sa pensée lucide, Ludwig von Mises a sauvegardé les bases d’une science économique rationnelle, la valeur et l’efficacité de ce qui a été démontré par ses œuvres. Par ses enseignements, il a semé les graines d’une régénération qui porteront leurs fruits dès que les hommes commenceront une fois de plus à préférer les théories qui sont vraies plutôt que les théories qui sont agréables. Quand ce jour viendra, tous les économistes reconnaitront que Ludwig von Mises mérite leur admiration et gratitude. Car il est celui qui, au milieu de la confusion d’une science qui tend à démentir les raisons de sa propre existence, a inlassablement affirmé les droits de la raison, de sa suprématie sur la matière, et son efficacité dans l’action humaine.
[1] Titre original Le refus de Ludwig von Mises.
[2] Ludwig von Mises, Human Action. Yale University Press, New Haven, 1949, p. 188.
[3] Staline, Les problèmes économiques du socialisme en USSR. Ed. Sociale, p. 4.
[4] Ludwig von Mises, Ibid., p. 187.
[5] Leibnitz, Nouveaux Essais, I.II.12.
[6] Paul Valéry, Monsieur Teste. NR.F., p. 86.
[7] Ibid., p. 104.