Je voudrais vous parler de Lodoïska. L’occasion fait le larron puisque l’oeuvre a été donnée cet automne au théâtre des Champs Elysées en version de concert. Mais si j’ai envie de vous en parler, c’est parce qu’elle est associée pour moi à un très beau spectacle de la Scala de Milan en 1991, dirigé par Riccardo Muti, dans une mise en scène de Luca Ronconi. C’est le souvenir de 6 ou 7 représentations, que j’ai toutes vues,avec un enthousiasme qui n’a pas faibli, même avec la distance des années, lorsque j’entends l’enregistrement réalisé par Sony. On va bien sûr objecter la faiblesse du livret, les voix pas toujours convaincantes de cet enregistrement, mais quant à moi je réponds fulgurance de l’approche de Muti, hardiesses de certains moments de la partition, acrobatie des cordes, notamment au deuxième acte, et travail éblouissant de Luca Ronconi. Voilà quelque chose qui méritait la vidéo, mais là le marché a parlé et pas de vidéo, hélas…
Evoquer Lodoïska, c’est évoquer l’un des plus grands, sinon le plus grand succès lyrique de la révolution française (1791): deux cents représentations, une gloire fulgurante, des “remake” (il y a une Lodoïska de Kreutzer, celui de la sonate, qui date de la même année, une adaptation anglaise de Storace en 1794, il y en a une autre de Mayr, créée à la Fenice de venise en 1796 et reprise en une version révisée à la Scala en 1799), des pillages. Lodoïska, c’est une des sources d’inspiration sinon la principale de Beethoven pour Fidelio (1814), de Rossini pour “Torvaldo e Dorliska” (1815), c’est la partition sur laquelle la tête de Brahms repose selon ses volontés dans son cercueil. Lodoïska c’est enfin un magnifique opéra populaire, avec des dialogues parlés, un opéra comique qui tient à la fois de la tragédie Lyrique frnaçise mais aussi de la tradition italienne, sans un temps mort, mené à un rythme haletant, comme son ouverture nous y prépare. Enfin ses dernières mesures sont parmi les plus étonnantes de toute la littérature musicale: une musique qui s’éteint en volutes, qui disparaît dans le silence, au lieu de se terminer en triomphe comme Fidelio.Tous les musiciens du début du XIXème siècle ont dans la tête cette partition. Et nous, nous l’avons oubliée.
Le livret tire son origine d’un roman à succès de Jean-Baptiste Louvet de Couvray “Les amours du Chevalier de Faublas” énorme roman en plusieurs parties publié entre 1787 et 1790, qui remporte une énorme succès public et qui sera l’objet de nombreuses adaptations au XIXème siècle, y compris à l’opéra aussi bien en Allemagne (1872) qu’en France (Camille Erlanger, en 1897 crée un Faublas).
L’histoire reprise par Cherubini (le livret est de Claude-François Fillette-Loraux) est l’une de ces multiples “pièces à sauvetage”, où une héroïne prisonnière (Lodoïska) d’un méchant (Dourlinski) dans un noir château est libérée par l’amoureux courageux(Floreski). Comme on le voit, c’est Fidelio, mais à l’inverse car dans l’oeuvre de Beethoven c’est le héros qui est libéré par sa femme, mais c’est à peu près le même schéma. L’originalité de l’histoire, qui se passe en Pologne, est l’intervention d’une troupe de tartares qui passe par là, dirigée par un esprit noble et courageux (Tzitzikan) qui est le “Deus ex machina” de l’histoire et sauve la situation. Un Tartare gentil, comme il le dit lui-même “je suis Tartare, mais un coeur généreux peut naître dans tous les climats”.
Autre personnage puisé dans le répertoire d’opéra, très inspiré du Leporello de Don Giovanni, le valet de Floreski, Varbel, dont le premier air (”Voyez la belle besogne…”) est bien proche du “Notte giorno faticar..”, air d’ouverture de Leporello dans Don Giovanni.
Au premier acte, Floreski et Varbel à la recherche de Lodoïska s’approchent du château menaçant du Comte Dourlinski, croisent une troupe de Tartares, se battent, mais finalement se reconnaissent tous comme de nobles coeurs (Rousseau n’est pas bien loin). Tzitzikan veut se venger de Dourlinski qui saccagea ses territoires, et Floreski se souvient que le même Dourlinski fut lié au père de Lodoïska. Tombe alors une pierre du château à laquelle est attaché un mot de Lodoïska, prisonnière de l’horrible comte Dourlinski. Floreski et Varbel décident d’entrer dans le château en se faisant passer pour les frères de Lodoïska, pour la ramener à la maison.
Dourlinski annonce à Lodoïska que son amant est son prisonnier. Réunis, ils déclarent préférer mourir que de céder au tyran. Mais ce dernier exerce sur Lodoïska un odieux chantage, en prétendant que son père est mort . Elle s’offre en sacrifice pour que vive son amant. A ce moment on entend des coups de canon. Tzitzikan arrive, le château est incendié. Lodoïska est sauvée avant que la tour ne s’écroule, Tzitzikan arrache un couteau des mains de Dourlinski qui s’apprête à tuer Floreski.
Tout est bien qui finit bien: Sous l’oeil attendri de Tzitzikan, les amants se retrouvent et savourent le bonheur retrouvé.
Evidemment, on ne s’attardera pas sur un livret particulièrement faible, plein de bons sentiments,avec des rebondissements attendus, des sauvetages à propos, sans grand intérêt.
Musicalement, deux ténors (Tzitzikan, plus dramatique, Floreski, plus lyrique) un soprano colorature, un baryton (Varbel) et u n baryton basse (Dourlinski) et des dialogues importants pour l’histoire (j’ai lu qu’ils avaient été à peu près coupés aux Champs Elysées cet automne, ce qui est une erreur). Une musique très symphonique, épique (avec l’exception de l’air de Lodoïska au deuxième acte), musique libérée de Gluck quelquefois bien proche de Beethoven, avec des allusions claires à Mozart (finale de l’ouverture), très novatrice pour l’époque. On entend le futur Beethoven, c’est très clair, au point que quelquefois on pourrait confondre (dans des auditions à l’aveugle). Ce n’est pas trop difficile à chanter, mais demande justement des voix de très grand niveau.
La production de la Scala fut sans doute un des plus grands moments de l’ère Muti. Le Maestro napolitain est éblouissant à la tête d’un orchestre de la Scala en très grande forme. On sent sa volonté de réimposer cette musique injustement tombée dans l’oubli : dynamisme, éclat, énergie rappellent le Muti fulgurant des années 70. Une absolue merveille.
Si aujourd’hui on n’aurait aucune peine à distribuer Lodoïska (Dessay, Manfrino, Massis pourraient chez les françaises prendre ce rôle) ni même Floreski ou Tzitzikan, à l’époque ce fut plus difficile, d’autant que chacun se débrouille avec un français souvent hésitant (Shimell). Thomas Moser est un Tzitzikan honorable, Bernard Lombardo, seul français de la distribution, est très pâle en Floreski, un rôle qui exige un soufle épique, Devia est impériale mais on ne comprend pas un traitre mot quand elle chante. Cela reste quand même très honnête.