"mourir aux marquises!"(2) paul gauguin et le primitivisme

Publié le 11 décembre 2010 par Regardeloigne

Et s'il n'y a pas d'hiver cela n'est pas l'été

La pluie est traversière elle bat de grain en grain

Quelques vieux chevaux blancs qui fredonnent Gauguin

Et par manque de brise le temps s'immobilise


" L'agonie de Paul Gauguin, dans sa triple période maorie, - premier séjour à Tahiti, second séjour, premier et dernier séjour aux Marquises, - a ceci de complet qui exalte une vie humaine : l'équilibre sans cesse compromis et sans cesse rétabli entre les forces destructives et les forces créatrices ; entre la férocité du pain quotidien et l'impondérable nour­riture ; entre la prévoyance et la joie ; le métier, le travail et l'œuvre. Dès son arrivée dans ces îles, soit douze ans avant son cadavre, Gauguin songeait à la mort, non point imagée, mais à la sienne. Son existence dans ces douze dernières années est donc un poignant spectacle dont la terminaison n'est pas moins belle pour être fatale : la mort attendue, parfois désirée, parfois invitée de très près, conviée au festin du suicide et qui se dérobe... puis est là. Ce fatum du drame agonique donne à tout le drame ses puissantes couleurs et sa devise. " VICTOR SEGALEN .HOMMAGE A PAUL GAUGUIN

Paul Gauguin débarqua à Atuona, sur l'île marquisienne d'Hiva Oa le 16 septembre 1901. Il se trouvait ainsi à quelque 1400 kilomètres de Tahiti, sur la terre la plus lointaine d'un archipel composé de neuf îles qui fut découvert par les Européens à la fin du XVI e siècle.

Au début du XXe siècle, les Marquises constituent un archipel d'iles les plus septentrionales de la Polynésie-Française. Volcaniques, avec des reliefs escarpés culminant souvent à plus de 1 000 m, généralement bordées de hautes falaises qu'aucune barrière de corail ne protège de la houle. En l'absence de plaine côtière, quelques baies abritées, aux plages de galets ou de sable noirs, concentrent la population, qui n'occupe plus guère les vallées intérieures, abandonnées à la forêt

Découvertes " en 1595 par un navigateur venu du Pérou, elles ne sont pas abordées par un deuxième navire occidental avant 1774 : (celui du capitaine Cook ).L'archipel compte alors quatre-vingt-dix mille habitants. À partir de la fin du XVIIIe siècle, de plus en plus de bateaux y font escale pour se ravitailler en eau, en nourriture et en bois (santal), ou lors des circuits de pêche à la baleine. Nombre d'objets sculptés sont collectés et rapportés en Europe.

L'expédition de Dupetit-Thouars, y établit le protectorat français en 1842 et ouvre la période coloniale. La présence française se réduira à quelques dizaines de militaires, mais la société marquisienne connaît un véritable effondrement dans les années 1860-1880. Des épidémies dévastatrices (variole, tuberculose et syphilis) déciment une population dont les structures sociales ne fonctionnent plus et dont les valeurs ont perdu toute signification. En l'absence de règles et de repères, les Marquisiens s'adonnent à l'alcool et à la violence.la réputation de " sauvagerie " des marquisiens n'est que le signe de la destruction de leur culture.

Au tournant du siècle, quand Gauguin arrive aux Marquises, l'archipel, du fait de la sous-natalité et de la surmorta­lité, ne compte plus que quatre mille habitants. L'administration coloniale n'agit pas parce l'archipel ne constitue en rien un enjeu économique, politique ou stratégique. La population des Marquises va diminuer jusqu'à deux mille habitants dans les années 1920, pour ne se réta­blir par la suite que fort lentement : l'archipel compte aujourd'hui neuf mille habitants, soit dix fois moins qu'il y a deux siècles. Les Marquises n'en étaient pas moins considérées par les colons de Tahiti comme un territoire encore " inaltéré " en regard de Papeete. Gauguin espérait y rencontrer une culture qui concordât plus exactement avec ses rêves tahitiens. " J'ai tout ce qu'un artiste modeste peut rêver", écrivait Grauguin à son ami Daniel de Monfreid en novembre. "Un vaste atelier avec un petit coin pour coucher ; tout sous la main, rangé sur des étagères ; le tout surélevé de deux mètres ; où on mange, fait de la menuiserie, de la cuisine. Un hamac pour faire a sieste à l'abri du soleil, et rafraîchi par la brise de mer qui irrive à 300 mètres plus loin, tamisée par les cocotiers.

Hiva Oa, principale île du groupe Sud, où débarque Gauguin ne compte pas même deux mille personnes. Il s'installe dans le village d'Atuana. Parmi ses habitants, cinquante Français et autant de Chinois. Le gendarme y exerce l'au­torité civile, l'évêque et le pasteur l'autorité religieuse. Deux missions (catholique et protestante), deux écoles (neuf religieux y scolarisent trois cents élèves des deux confessions), un médecin et trois magasins, font de cette bourgade le centre des Marquises.

Dans le village d'Atuana, Gauguin achète (en donnant des gages de piété à l'évêque) un terrain à la Mission catholique qui possédait toute l'île, et y fait construire sa dernière case qu'il appelle la " Maison du Jouir ". Il va la décorer de panneaux de bois sculptés et peints, reprenant de nombreux motifs déjà uti­lisés dans ses tableaux et sculptures. Gau­guin s'installe avec Marie Rosé Vascho, sa jeune vahiné de quatorze ans qui met au monde une fille, Tahiatikaomata. Dans les souvenirs qu'il devait rédiger environ deux ans plus tard, le pasteur Vernier, missionnaire de l'Eglise réformée à Atuona, réaffirma combien Gauguin appréciait sa vie dans la colonie. " Il avait une véritable passion pour ce pays, écrivit Vernier à Monfreid, pour sa nature, si sauvage et si belle, où son âme trouvait son cadre naturel. Il était capable de découvrir presque instantanément la poésie de ces régions, bénies par le soleil, et dont certaines parties sont encore inviolées. Vous devez l'avoir perçu dans les tableaux qu'il vous a envoyés d'ici. L'âme maorie n'était pas un mystère pour lui, bien que Gauguin sentît que nos îles perdaient chaque jour une part de leur originalité "

Bien que malade et aux prises avec la gendarmerie, il réussira à écrire, dessi­ner, sculpter et peindre, réalisant alors quelques-uns de ses chefs-d'œuvre.

À la fin de son second séjour tahitien, Gauguin avait adopté un mode de vie résolument occidental et s'était bien inséré dans la communauté européenne de Tahiti. Le sort des indigènes ne l'intéressait pas. Il en va tout autrement lors de son séjour aux Marquises. Pour la première fois, Gauguin se fait aussi des amis en dehors de la communauté européenne. Nguyen Van Cam un lettré annamite en exil qui écrira un drame sur le vieux peintre mais aussi plusieurs Marquisiens : son voisin Tioka, qui participe à la construction de la maison du peintre. Haapuani qui en passe d'être initié a été éduqué à la culture traditionnelle, dont il connaît les mythes et les usages. Il joue dans l'île le rôle de maître de cérémonie et de porte-parole des indigènes. Sa femme Tohotaua est l'occasion d'un portrait exprimant à la fois le désir de l'artiste(il avait sans doute une liaison avec elle )et son respect des indigènes :il la dote de l' éventail de plume accessoire du pouvoir du roi Pomaré .

Ces premiers mois sont sans conteste heureux. Dégagé de tout souci (Vollard lui verse 300f mensuels), satisfait de sa nouvelle installation et jouissant de la nouveauté du lieu, le peintre écrit ainsi en novembre 1901 : " Je suis de plus en plus heureux de ma détermination et je vous assure qu'au point de vue de la peinture, c'est admirable [...] Ici la poésie se dégage toute seule et il suffit de se laisser aller au rêve en peignant pour la suggérer. " ou encore : " Je demande seulement deux années de santé et pas trop de tracas d'argent qui ont mainte­nant une prise excessive sur mon tempérament nerveux, pour arriver à une certaine maturité dans mon art. "

Gauguin va être très productif aux Marquises, surtout si l'on tient compte de la dégradation de son état de santé et du temps que va lui prendre une guérilla contre le pouvoir civil et religieux .Une bonne part de son travail va être consacrée à l'écriture. L'inventaire après décès ne mentionne pas moins de treize manuscrits, dont cinq nous sont parvenus. Trois d'entre eux ont été rédigés aux Marquises. L'Esprit moderne et le Catholicisme (1902) , un essai de critique religieuse, pas tendre avec l'Eglise catholique et marqué par l'influence de la théosophie et du bouddhisme. Racontars de rapin (1902) traite essentiellement d'art et d'esthétique. Avant et Après (1903) constitue un récit autobiographique émaillé de diverses considérations générales ou artistiques.

Pourquoi tant de textes au détriment de son œuvre plastique ? La peinture s'accommode mal de l'état physique de Gauguin, de plus en plus souvent alité, souffrant des jambes et des yeux. En février 1903, il se plaint ainsi : " Depuis près de trois mois je n'ai pas touché un pinceau. "Mais ces ouvrages manifestent surtout dans son isolement le besoin d'affirmer par l'écriture sa présence à Paris d'expliquer et de légitimer sa démarche et son œuvre.

C'est à la sculpture que Gauguin recourut de préférence pour formuler ses considérations et ses critiques sociales, comme l'atteste notamment le couple de statues qui firent scandales " Père Paillard et de Thérèse " qu'il plaça devant sa maison ,sentinelles à l'origine conçues comme une allusion aux mœurs de l'évêque Martin et de ses fideles , qui condamnaient avec hypocrisie les aven­tures sexuelles de Gauguin. La statue en forme de totem de Saint Orang est de la même veine, peut être portrait caricatural du gendarme Claverie, l'un des agents de la police locale chargés de surveiller le fauteur de troubles Gauguin.

L'ouvrage de sculpture de loin le plus important que l'artiste réalisa au cours de son séjour aux Marquises fut l'encadrement de porte sculpté et peint qu'il exécuta pour sa "Maison du Jouir" .Cette composition est l'un des ensembles décoratifs les plus ambitieux que l'artiste ait jamais conçus. Les mots " Maison du Jouir " sont gravés sur le linteau qui surmon­tait la porte aujourd'hui disparue Au-dessus de motifs ornementaux repré­sentant des animaux, des fleurs et des fruits, deux nus féminins décorent les montants du chambranle.

En dessous, les deux inscriptions gravées sur chacun des soubassements (" Soyez amoureuses et vous serez heureuses " et " Soyez mystérieuses ") renvoient explicitement à des bas bas-reliefs majeurs de 1889 et 1890, à des tableaux de 1902, aux gravures et sculptures de 1898-1899 et ils peuvent être rattachés aussi, par-delà l'œuvre de Gauguin, aux divers monuments du passé dont l'artiste s'inspirait à sa guise..

Franchissant cette porte richement ornementée, le visiteur pénétrait dans la chambre-atelier de Gauguin, dont les murs, au dire des rares personnes qui y furent admises, étaient tapissés d'images pornographiques que l'artiste avait rapportées d'Egypte. Plus loin, dans l'atelier proprement dit, Gauguin conservait son précieux " musée " de photographies, ses cahiers de notes, ses carnets de croquis et ses dessins - tout un maté­riau qu'il n'eut de cesse de redéployer au cours de son bref séjour à Hiva Oa, afin d'y raviver son inspiration et pour l'enchante­ment de ses hôtes. Car aux îles Marquises, plus que jamais auparavant, Gauguin contempla et interpréta ce qui l'entourait à travers son expérience antérieure et sa mémoire visuelle : de fait, chaque tableau, sculpture ou dessin exécuté entre son arrivée à Hiva Oa en 1901 et sa mort en 1903 est une évocation d'une œuvre du passé, en fût-il ou non l'auteur.


Ses tableaux marquisiens se différencient des œuvres précédentes. À dire vrai et l'exception de quelques œuvres clés, seule une maigre part de ce qu'il avait produit depuis son arrivée aux Marquises pouvait soutenir la comparaison avec ses meilleurs tableaux tahitiens. Quoiqu'il eût affirmé à Vollard que les toiles de petites dimensions lui donnaient souvent plus de peine que les grands formats, l'artiste avait peint une série de tableaux qui récapitulait les divers motifs et compositions de ses gravures et monotypes, probablement avec l'intention de gagner plus d'argent, puisque les termes du contrat passé avec Vollard lui garantissaient une certaine somme pour chaque œuvre envoyée

Gauguin y figure moins de détails, mais y reprend plus souvent des motifs et des figures qu'il a déjà représentés ou empruntés aux reproductions d'œuvres art (occidentales ou non) qu'il a en sa possession. Son inspiration paraît avoir changé de nature.ses tableaux se démarquent de l'œuvre précédente de l'artiste par ce qu'ils ne montrent pas. D'abord, ils ne doivent guère au pittoresque du lieu. On n'y retrouve ni la luxuriante végétation tropicale des œuvres tahitiennes, ni les scènes exotiques de la vie quotidienne. L'œuvre marquisienne semble donc moins primitiviste et orientaliste. Les toiles marquisiennes ne s'inspirent guère des arts traditionnels marquisiens, ni des mythes polyné­siens. Autant Gauguin leur a beaucoup emprunté quand il était à Tahiti alors qu'il n'avait accès que par les livres ceux-ci se font discrets dans son œuvre marquisienne.Il fréquentait pourtant Haapuani , qui pouvait constituer une source directe des mythes .Les vestiges archéologiques étaient nombreux anciens lieux de réunion (tohua) et de culte (me'ae), statues de pierre (tiki), pétroglyphes stylisés. l'idole qui figurera dans plusieurs tableaux s'inspirera seulement d'une photographie du musée d'Auckland et non de des tiki présents encore dans l'ile.

Par exemple,Si Cavaliers sur la plage, l'un des paysages qu'il réalisa durant son séjour, pour­rait effectivement dépeindre le bord de mer où Marquisiens et Marquisiennes avaient coutume de se retrouver (la police y soupçonnait Gauguin de fomenter des révoltes indigènes) Mais la toile est surtout inspirée des tableaux de jockeys que Degas avait peints dans les années 1870 et que Gauguin semble s'être appropriés, presque certainement par le biais d'une photographie. " On emprunte beaucoup à Degas ", écrivit-t-il quelques mois plus tard, "et il ne s'en plaint pas. Dans son escarcelle à malices il y en a tellement qu'un caillou de plus ou de moins, ça ne l'appauvrit pas" Cavaliers sur la plage s'inspire largement d'une composition originale de Degas, Chevaux de course à Longchamp (1873-1876), qu'il inverse, Gauguin y apporte cependant un sens inédit de la couleur (le sol d'un rosé éclatant et la vue de la mer sur la gauche de la toile de 1898 est repris dans les Baigneurs de 1902


Religion et métaphysiques restent essentiellement présentes : l'Ange, Adam et Eve ,la Nativité constituent l'objet de plusieurs tableaux. Les mystères de la religion maorie sont évoqués dans deux toiles figurant un personnage aux jambes nues et aux épaules recouvertes d'une cape rouge, tenant dans sa main une plante ou une fleur : probable­ment un initié, un " sorcier ", sans doute Haapuani.

Le chef d'œuvre de cette époque fut sans doute contes barbares. On y aperçoit deux femmes assises au premier plan, la figure de droite est peinte dans les tonalités lumineuses que Gauguin avait utilisées pour son modèle Tohotua de la Femme à l'éven­tail, tandis que sa compagne, au teint plus sombre, est repré­sentée dans une posture traditionnelle bouddhique sans doute inspirée, encore une fois, par les photographies des bas-reliefs de Borobudur. Un monstre se tient derrière elles : un homme au pied griffu, barbe et cheveux aussi roux que la toison d'un renard Présent dans des bas reliefs ( Soyez amoureuses ).parenté symbolique avec un autre tableau de 1902, Deux femmes ou La Chevelure où l'on voit le renard breton assis à la porte d'une case polynésienne

Contes barbares est certainement le tableau avec des figures parmi les plus mystérieux et les plus chimériques que Gauguin ait peints après D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, son grand testament, avec lequel il partage le même sentiment de mélancolie et d'ineffable désir métaphysique . Comme D'où venons-nous ?, l'œuvre ne dévoile pas immédiatement le secret de son titre. Le critique Richard Brettell la décrira en ces termes : " L'aura de troublant mystère, les brumes vapo­reuses, le "parfum" entêtant et l'exotique foisonnement végétal de fruits, fleurs et arbres engloutissent presque les personnages, surgis de cette luxuriance qu'ils ne sauraient dominer. Leurs yeux grands ouverts s'estompent derrière les larges corolles blanches éparses sur la toile [...] que l'on croit respirer

Parallèlement à l'œuvre créatrice, il va surtout se dresser inlassablement contre toutes les autorités de l'île. L'évêque n'apprécie pas que Gauguin convainque le père de Vaeho/Marie-Rose de lui faire quitter l'école. Il condamne les réunions arrosées et paillardes auxquelles se pressent Marquisiens et Marquisiennes dans la Maison du Jouir. Il ne peut se féli­citer des bonnes relations que le peintre entretient avec le pasteur Vernier. La tension s'accroît encore à la rentrée solaire . Gauguin s'est aperçu qu'on oblige, de façon illégale, les enfants de l'île à se scolariser ; il explique aux parents qu'ils n'y sont pas obligés et la fréquence des inscriptions va baisser. Un tableau, La Sœur de charité peut symboliser ces différents.il y peint une sœur de école d'Atuona, au teint pâle, le corps couvert d'un habit aux couleurs froides, lequel contraste avec la nudité et l'or du corps des Marquisiennes. Dans cet intérieur aux couleurs si chaudes, sa présence semble déplacée.

Depuis deux ans qu'il résidait aux Marquises, Gauguin s'attira principalemnt la haine des gendarmes et de l'administration . Ils lui reprochaient de monter les indigènes contre les autorités établies, de les inciter à refuser de payer leurs impôts et à ne plus envoyer leurs enfants à l'école. A quoi s'ajoutaient de moralisantes complaintes contre la liberté sexuelle qu'aurait encouragée Gauguin de sa case baptisée par lui " Maison du Jouir

Les choses se gâtèrent lorsque, au début de février 1903, Gauguin avait réclamé une enquête sur le gendarme de l'île voisine de Tahuata, Etienne Guichenay, qui, selon la rumeur, avait touché des pots-de-vin des capitaines baleiniers américains. Saisissant le prétexte, l'administraion décida de poursuivre Gauguin pour diffamation .En conséquence de quoi, un juge, le 31 mars 1903, condamna Gauguin à trois mois de prison et 500 francs d'amende, en application indue de la loi de 1881 sur la presse.

(...) Mon existence aux Marquises est celle d'un soli­taire loin de la route, infirme et travaillant à son art, ne parlant pas un mot de la langue marquisienne et ne voyant que très rarement quelques Européens qui viennent dire bonjour. Souvent, il est vrai, les femmes viennent me voir un instant, mais par curiosité des pho­tographies et dessins pendus sur les murs et surtout pour essayer de jouer sur mon harmonium.

(...) La vie pour moi infirme devient intolérable, une lutte du genre de celle décrite par Balzac dans Les Paysans. (...) Il est heureux que je sois le défenseur des indi­gènes. (...) On veut m'incriminer d'être le défenseur de malheureux sans défense! Il y a bien cependant une Société protectrice des animaux. (...) Je tiens à vous dire que j'irai à Tahiti pour me défendre et que mon défenseur aura beaucoup à dire (...) et que même condamné à de la prison, ce que je con* sidère pour moi (dans notre famille nous ne sommes pas habitués à cela) comme déshonorant, je marcherai toujours la tête haute, fier de ma réputation justement acquise. (...)

(Fin avril 1903, Hivaoa, îles Marquises.)

(...) Comme un fait prévu dans le travail sur la gen­darmerie des Marquises que je t'ai envoyé, je viens d'être pris dans un traquenard de cette gendarmerie, et j'ai été condamné quand même. C'est ma ruine et peut-être en appel ce sera la même chose. Il faut en tout cas tout prévoir et prendre les devants. (...)

Tu vois combien j'avais raison de te dire dans ma lettre précédente : agis vite et énergiquement. Si nous sommes vainqueurs la lutte aura été belle et j'aurai fait une grande œuvre aux Marquises. Beaucoup d'ini­quités seront abolies, et cela vaut la peine de souffrir pour cela.

Je suis par terre, mais pas encore vaincu. L'Indien qui sourit dans le supplice est-il vaincu? Décidément le sauvage est meilleur que nous. Tu t'es trompé un jour en disant que j'avais tort de dire que je suis un sauvage. Cela est cependant vrai : je suis un sauvage. Et les civilisés le pressentent : car dans mes œuvres il n'y a rien qui surprenne, déroute, si ce n'est ce " mal-gré-moi-de-sauvage ". C'est pourquoi c'est inimitable

Durant ses deux dernières années, Gauguin multiplie les lettres de récrimination, les pétitions, les dénonciations de plus en plus furieuses. la fébrilité de ses protestations et le ton enflammé de certains de ces textes semble manifester une dérive psycholo­gique,(on a incriminé la syphillis à l'instar de la fin de Nietzsche). Sa santé de ne cesse en effet de décliner, surtout depuis décembre 1902. Le peintre, qui ne peut ignorer la nature de son mal, en connaît l'issue, et sait qu'elle est proche Sa fin a peut-être été précipitée par sa condamnation ses différends avec le gendarme. " Je suis infirme et j'ai eu pendant huit jour; vomissements de sang. Cela m'arrive quand j'ai de fortes émotions. " II conclut sa dernière lettre à Daniel de Monfreid) par ces mots : " toutes ces préoccupations me tuent ".

Les dernières semaines de Gauguin nous content une histoire pitoyable. Vers la mi-avril, l'artiste expédiait encore un lot de toiles à Vollard mais, durant la première semaine de mai, il perdit progressivement contact avec le monde extérieur, dormant par intermittences sous l'effet des drogues et de l'alcool. Son voisin Tioka, qui l'avait aidé à construire sa "Maison du Jouir", veilla quotidiennement à son chevet. Le 8 mai au petit matin, il fit appeler le pasteur Vernier, parce que le peintre, semblait-il, s'était mis à délirer : ne sachant plus distinguer le jour et la nuit, il s'apprêtait pourtant à discourir sur Salammbô, le roman de Gustave Flaubert. Quelques heures plus tard, quand Tioka revint s'enquérir de son ami, il le trouva mort. Le corps de Gauguin, déposé dans un cercueil de planches gros­sièrement équarries, fut inhumé(dernère vengeance de l'évêque ) le lendemain, dans le cimetière couronnant la colline, sous un crucifix et devant l'horizon des montagnes.

Victor Segalen qui voulait rencontrer Gauguin ne put débarquer dans l'ile que trois mois après la mort du peintre.il a développé dans son hommage à gauguin et dans une fiction le maitre du jouir, toute une méditation sur l'entreprise et la fin de l'artiste :

" Je n'ai point connu Gauguin vivant; et pourtant nous avons été les contemporains de Polynésie. Mais entre Gauguin et moi il y avait plus de quatre cents milles marins ; aucune relation directe ; aucun écho à travers les "blancs" de Tahiti. L'un me disait: - "Gauguin? Un fou. Il peint des chevaux rosés ! " Un autre, un marchand : - " II est bien mieux dans ses affaires, voilà qu'il commence à vendre. Il y a des imbéciles. " Un magistrat : - "Gauguin nous donne beaucoup de mal." Une personne pieuse : - " II fait tous les jours des prosternations devant un magot de terre cuite, et on prétend qu'il adore le soleil. " Nous étions aux premiers mois de l'année 1903. En juin ou juillet seulement on m'annonça: - " Ah ! Gauguin est décédé, " II me fallut attendre encore avant de pouvoir gagner les Marquises, et parmi ces îles, cette terre qu'il avait choisie. "

" Certainement Gauguin était malade. On l'a déclaré lépreux, éléphantiasique, syphilitique. La dernière de ces avaries est exacte, mais ne doit pas être imputée au pays : c'était une pure vérole parisienne. Sans doute, le cœur marquait des défaillances ; mais il avait surmonté des obstacles moins liquides que le sang : le doute, l'abandon. Il y avait aussi cet eczéma des jambes, douloureux, mais nom dangereux ; et cette vieille fracture d'origine bretonne qui l'obligea à souffrir jusqu'à la fin. Ce n'est pour rien de tout cela que Gauguin est mort, mais comme il devait mourir là, c'est par une décision détournée que l'holocauste sur le Golgotha fut consommé. Gauguin fut tué par ses démêlés judiciaires...

Il avait pris le parti maori. La lutte est interminable et se prolongera jusqu'à la disparition totale de ce clan par mort, infécondité, métissage ou civilisation. Nulle part autant qu'aux Marquises, cette lutte ne s'est faite âpre, subtile, rusée, entre le beau cannibale converti et le gendarme importé.

En ce temps-là, Paul Gauguin vacillait comme un arbre. Sa condam­nation, - qu'il eut la honte d'accepter comme une honte, lui, Hors-la-loi par maîtrise sauvage, - donna le dernier coup de cognée qui achève le tronc tiré par les cordes, ployant, tendu, s'arrachant à lui-même les fibres pour céder. Il tomba.

C'était une matinée de la saison fraîche à son orée. L'hiver trop chargé de pluie chaude se fondait en un printemps d'air sec et plus froid, - s'il existe un printemps dans ces îles pleines d'été ! Depuis d'assez longs jours il s'enfermait dans sa maison. Ses derniers moments parmi nous, les hommes blancs, n'ont eu d'autre témoin que M. Paul Vernier, de qui je tiens l'épilogue qui va suivre.

" M. Gauguin, me confia le pasteur, était malade et presque impotent... Je ne puis dire avoir été son ami, mais son voisin... C'était un sauvage. Mais il était venu me voir, et, en dernier lieu, me faisait appeler chez lui.

" II sortait rarement ; on le voyait alors se traîner péniblement, avec ses jambes ulcérées, pieds nus ; le torse couvert de la chemise tahitienne, un paréo autour des reins ; sur la tête le "béret d'escholier" en drap vert, avec une boule d'argent sur le côté.

" Vers le commencement d'avril, je reçus le billet suivant : "Cher Monsieur Vernier, serait-ce abuser que de vous demander une consul­tation, mes lumières devenant tout à fait insuffisantes? Je suis très malade, je ne puis plus marcher. P. G."

"J'allai chez lui. Il souffrait horriblement des jambes qui étaient rouges, couvertes d'eczéma. Je m'offris à le panser, mais il me remercia très aimablement, me disant qu'il ferait cela lui-même... Il se mit à causer, parlant de son art en termes admirables. Il me prêta quelques livres, de Jean Dolent, d'Aurier et L'Après-Midi d'un faune, qu'il tenait de Mallarmé lui-même, dernier.

"Je le quittai et ne le revis plus de dix jours... Le vieux Tioka me disait : "Tu sais, ça ne va pas chez le Blanc, il est bien malade !" Je retournai chez Gauguin et le trouvai couché, gémissant, et puis encore une fois oubliant sa douleur pour parler d'art. J'admirai ce culte...

" Le 8 mai, de bonne heure, il me fit appeler par ce même Tioka. Il se plaignait de vives douleurs dans le corps. Il me demanda si c'était le matin ou le soir, le jour ou la nuit. Il avait eu, me disait-il, deux syncopes. Il s'inquiétait de ces syncopes. Il me parla de Salammbô. Je le laissai, calme et reposé, après ce moment d'entretien.

" Vers onze heures, ce matin-là, le jeune Ka-hui, son domestique, vint m'appeler en toute hâte : "Viens vite ! le blanc est mort !"

" Je trouvai Gauguin une jambe pendant hors du lit ; mais chaude encore. Tioka était là, criant et pleurant et disant : "J'étais venu voir comment il allait... J'appelais d'en bas, du dehors : Koké ! Koké ! Il n'a pas répondu... Je suis entré... Hiè ! Hiè ! Koké ne bougeait plus. Mata! Mata ! Mata !..." Et Tioka mâchait à belles dents la peau du crâne de son ami mort... - mata - pour le rappeler à la vie... J'essayai de la respi­ration artificielle... Paul Gauguin n'était plus, et je pense qu'il * succombé à un brusque arrêt du cœur. "

C'est alors que Tioka ayant regardé une dernière fois son ami Koké, dit la parole :

- " Maintenant, il n'y a plus d'homme ! "

VICTOR SEGALEN.HOMMAGE A PAUL GAUGUIN

" Et il simulait le Dieu. " - Je reprenais mélancoliquement en moi-même chacun des récits de Tioka et des compagnons de Tioka. Ils étaient merveilleux et morts, étonnants et vides à pleurer parfois. En passant dans leurs pensers maori, l'histoire de Gauguin et de ses efforts, de sa lutte et de sa reconquête du passé prenait parfois des allures d'épopée, ou de bien des jeux d'enfants. Et je désespérais de saisir, face à face, le vouloir véritable et la conception du Maître lui-même. Encore une fois c'est à l'œuvre, à l'œuvre toute seule qu'on juge l'artiste : l'homme n'existant en lui qu'en fonction de ce qu'il doit réaliser. Mais l'œuvre, si elle est pétrie de pierre ou taillée dans le bois solide, ou écrite, ou fixée enfin ! l'œuvre reste et l'œuvre se juge ! Mais ici, la matière était la plus noble, la plus souple, la plus vivante et la plus digne d'un faconneur de forme : mais la plus fugitive et rebelle : une Race. Et maintenant que le Maître n'est plus là. . . VICTOR SEGALEN.LE MAITRE DU JOUIR.