Un style, une force
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Hermann Scherchen
Si un style peut se définir comme l’affichage de priorités clairement établies, alors Hermann Scherchen possédait le sien, indéniablement. Réentendre son enregistrement sur le vif de la 3e Symphonie de Mahler à Leipzig donne l’ampleur de son « geste » créateur lorsqu’il était au pupitre : tension entre les éléments, transparence des motifs, sens aigu des dynamiques, capacité à stimuler l’énorme potentiel que recèle une masse orchestrale. Les symphonies de Mahler permettent vraiment de situer un chef : pour donner à entendre autre chose qu’une transmutation en musique savante – encore décrite comme kitsch ou triviale – de matériau musical d’origine populaire, il faut avoir une capacité à structurer d’immenses formes sur de longues durées. Scherchen savait ne pas se perdre dans les détails et mettre en valeur ces structures à la limite de la désintégration. Quand le premier des six mouvements d’une oeuvre dure déjà plus d’une demi-heure, tout relâchement de tension, toute perte d’équilibre sonore mène à la confusion et au désastre ! Pour cela, il était capable pendant les répétitions de laisser de côté des problèmes d’intonation ou de précision d’ensemble, considérant que cela relevait de l’accident et ne devait pas interrompre la concentration générale sur l’élaboration de la pensée. Un enregistrement de 1965 de la 5e Symphonie de Beethoven, répétition suivie de sa captation en concert, montre un Scherchen habité par cette force de transmission devant un orchestre affecté d’évidentes faiblesses individuelles. D’aucuns, avec une certaine conscience professionnelle besogneuse, auraient plutôt soigné la justesse et la synchronisation. Lui, sans perdre de temps, donne ses indications en parlant par-dessus l’orchestre, maintenant ainsi la continuité musicale. Ses interventions dans le travail – lancées avec élan, fougue, voire véhémence – concernent la dynamique, le caractère, l’esprit. Sa gestuelle, dont quelques vidéos témoignent, ne montre pas une virtuosité particulière – à la manière d’un Toscanini pour l’époque ou d’un Maazel pour la nôtre – mais un souci de clarté, combiné à une acuité du regard chargé d’informations signifiantes pour l’instrumentiste. En tant que violoniste, j’aurais parfois eu des difficultés à tenir ma partie sous sa direction, mais toujours, j’en suis certain, j’aurais appris quelque chose avec lui. L’essence de la musique (valeur qu’il revendiquait) et son intensité étaient là. J’aurais toujours compris « pourquoi » je jouais, à défaut de savoir bien « comment ». En tant que chef d’orchestre, je relis avec le plus grand intérêt son Traité de direction. Celui-ci date de 1929, et l’on peut regretter qu’il ne l’ait pas revu vers la fin de sa longue carrière (1966). En effet, bon nombre de recommandations n’ont plus lieu d’être aujourd’hui, tellement le niveau moyen des instrumentistes s’est élevé. Cela donne cependant une bonne idée des réalités auxquelles il était confronté. Je pense que même un lecteur profane y trouvera des éléments pour percer le mystère de la gestuelle du chef d’orchestre, en tout cas sa nécessité. Il révèle l’importance du travail technique préparatoire, sa précision, la somme de connaissances à posséder avant de monter au pupitre. Je suis frappé de l’entendre aborder chaque oeuvre comme une partition contemporaine – en émule de Gustav Mahler sans doute – avec fraîcheur, sans a priori et avec une énergie renouvelée. Magistralement exposée dans son Traité, sa connaissance profonde des instruments lui permettait de faire ressortir une palette de couleurs particulièrement riche. Réentendre dans cet esprit la formidable progression qu’il obtient dans l’introduction du Concerto pour la main gauche de Ravel (avec Robert Casadesus et l’Orchestre de la Radio de Cologne en 1957) ne peut que confirmer l’impact qu’il avait sur n’importe quelle formation.
Que ce soit un autodidacte comme Scherchen qui se soit penché avec autant d’exactitude sur la relation professeur-élève de direction ne manque pas de piquant. Rolf Liebermann, élève de Scherchen et futur directeur de l’Opéra de Paris, relate dans sa préface à l’autobiographie d’Hermann Scherchen (Mes deux vies, Éditions Tahra) : « Pendant six semaines, nous ne vîmes pas l’orchestre. Il nous confiait la “direction” d’une symphonie dont il était le seul exécutant. Il chantait tout, tenant chaque pupitre tour à tour. (…) Parfois, il changeait de méthode et nous dirigeait à son tour. (…) Ainsi nous apprenait-il le métier en éliminant tout ce qui lui était extérieur. Il ne nous enseignait ni à faire un geste élégant, ni à danser sur l’estrade, ni à prendre des poses théâtrales. Il encourageait à bien distinguer l’énergie physique de l’énergie psychique. La première est souvent nécessaire mais tend à se substituer à la production sonore, tandis que la seconde est chargée de l’intensité qui engendre le son. »
Son conseil que je préfère encore est celui donné au même Liebermann : « Il est inutile d’apprendre à diriger. Contente-toi d’étudier les partitions. Tu ne feras jamais un geste faux si tu entends bien le morceau dans ta tête. » Ce qui demeure, quarante-quatre ans après sa mort, c’est la hauteur de son projet d’interprète : jusqu’où aller en soi-même, dans la partition, dans l’esprit du compositeur, pour que l’œuvre prenne vie, soit d’une nécessité absolue et que son audition ne se résume pas seulement à une contribution de plus au « musée classique ». La leçon demeure pertinente et devrait inspirer bon nombre d’interprètes.
Emmanuel Conquer
N° 77 Décembre 2010