Expulsion de France d’un déserteur tchadien et statut d’opposant politique
par Nicolas Hervieu
Alors qu’il se trouvait en France à l’occasion d’un stage militaire en 2004, un adjudant-chef de l’armée tchadienne a refusé de regagner son pays et s’est maintenu illégalement sur le territoire français. Sa décision fut motivée par les brimades et discriminations qu’il dit avoir subi au sein de l’armée du Tchad « du fait de son origine ethnique » (§ 9). Originaire du Sud-Est de ce pays, près de la frontière soudanaise et donc du Darfour (pour une présentation de la situation dans cette zone, v. § 22-26), il refuse de prendre part aux combats entre l’armée tchadienne et les « troupes rebelles implantées dans le sud, sa région d’origine » (§ 10). Cette attitude l’expose, selon lui, « à être considéré comme un déserteur ayant rejoint l’ennemi et [à] encourir la peine de mort » (§ 10). L’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) puis la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA) rejetèrent néanmoins sa demande d’asile et une décision de refus de séjour assortie d’un “ordre de reconduite à la frontière” [c’est-à-dire, en droit français, d’une obligation de quitter le territoire français] à destination du Tchad fut pris à son encontre. Ces décisions furent confirmées par le TA de Toulouse le 15 décembre 2008. L’appel dirigé contre ce jugement devant la CAA - non suspensif - est encore pendant mais la France ne pouvait procéder au renvoi car, à l’occasion du placement de l’intéressé en rétention administrative, une mesure provisoire adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme s’y opposait (Art. 39 du règlement de la Cour - v. Cour EDH, 5e Sect. 18 novembre 2010, Boutagni c. France, Req. n° 42360/08 - ADL du 18 novembre 2010. Voir catégorie “article 39 règlement”).
Au titre de la « violation par ricochet » (v. not. Cour EDH, G.C. 28 février 2008, Nassim Saadi c. Italie, Req. n° 37201/06 – ADL du 28 février 2008; v. Cour EDH, 3e Sect. 20 juillet 2010, A. c. Pays-Bas, Req. n° 4900/06 – ADL du 26 juillet 2010 Voir cette catégorie “violation par ricochet”), le requérant avançait devant la Cour que son renvoi au Tchad l’exposerait à des traitements contraires à l’article 3 (interdiction de la torture) « et/ou » à l’article 2 (droit à la vie - § 30). Mais à l’unanimité, les juges européens n’ont pas accueilli cette argumentation et ont estimé qu’un tel renvoi vers le Tchad n’emporterait pas violation par la France de ses obligations conventionnelles. Suivant une méthode abondamment usitée par le passé (v. Cour EDH, 4e Sect. 17 juillet 2008, N.A. c. Royaume-Uni, Req. n° 25904/07 - ADL du 2 août 2008 (2) ; Cour EDH, 3e Sect. 1er juin 2010, Mawaka c. Pays-Bas, Req. n° 29031/04 - ADL du 4 juin 2010), la Cour apprécie la situation générale du pays de renvoi avant d’examiner celle, individuelle, du requérant. Sur le premier point, la juridiction européenne considère que si le Tchad « subit les répercussions de la violence qui se poursuit au Darfour, entraînant une grande insécurité, notamment dans les régions de l’est », « il semble que, bien que la situation générale soit toujours préoccupante, elle soit en voie d’amélioration » du fait notamment de récents accord « entre le Tchad et le Soudan ayant pour but de mettre fin à la guerre qui oppose les deux Etats » (§ 39 - v. 23-25). En conséquence, « malgré une situation générale très instable et le conflit qui sévit dans le pays, celle-ci n’est pas suffisante à ce jour pour, en elle-même, causer une violation de l’article 3 de la Convention en cas de retour du requérant vers le Tchad » (§ 39). L’inconventionalité du renvoi vers le Tchad ne pouvait donc être déduite que de l’existence d’« un risque personnalisé suffisant pouvant entraîner une violation des articles 2 et 3 de la Convention » (§ 39). Or, un tel risque n’est pas identifié par la Cour.
Même si elle constate que « le Tchad pratique une répression sévère à l’encontre des déserteurs afin de contrer la multiplication des groupes rebelles combattant contre le Gouvernement » (§ 41), des doutes existent sur la teneur exacte de l’avis de recherche émis contre l’intéressé par les autorités tchadiennes (§ 40), « aucun document [ne le] désignant personnellement et [ne] prouvant que les autorités tchadiennes so[ien]t toujours à sa recherche » pour le « délit de désertion » (§ 44). Par ailleurs, concernant l’engagement politique du requérant, la Cour tâche de distinguer la situation d’espèce de certains précédents jurisprudentiels français (§ 41) et européens (§ 42 - Cour EDH, 2e Sect. 5 juillet 2005, Saïd c. Pays-Bas, Req. 2345/02 : déserteur de l’armée de l’Erythrée). Dans ces derniers, « les profils des intéressés […] étaient plus marqués » politiquement, car ils avaient médiatisé leur désertion, firent partie des meneurs d’un mouvement de critique de la hiérarchie militaire et/ou étaient « nommément [désignées] comme un opposant politique » par les autorités (§ 42-43). A l’inverse, « le requérant n’a pas démontré que l’activité politique qu’il mène [en France - § 12] au sein du RNDP [parti d’opposition basé dans l’est du Tchad, à la frontière soudanaise] depuis sa désertion entraînerait pour lui un risque de traitements contraires à l’article 3 » (§ 46). Cette solution, étendue au grief du droit à la vie (§ 45), conduit au rejet de la requête (§ 47), le renvoi vers le Tchad n’exposant pas non plus la France à une condamnation sur le terrain de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale - § 49).
Dans cette affaire, l’approche de la Cour européenne des droits de l’homme apparait quelque peu contestable. Le constat d’absence d’un « risque pour le requérant d’être arrêté dès son arrivée au Tchad et soumis à des mauvais traitements » en tant que déserteur (§ 44) pourrait éventuellement se justifier s’il était établi plus clairement que le pays de renvoi ne le poursuivrait pas à ce titre. Mais ici, il n’y a précisément aucune certitude et il est dommage que le doute n’ait pas bénéficié au requérant, surtout si la « répression [est] sévère à l’encontre des déserteurs » au Tchad et que « la situation générale [y est] toujours préoccupante » (§ 41). Le raisonnement mené par les juges européens sur la question de l’engagement politique du requérant est lui aussi critiquable. En effet, à l’aune de la motivation strasbourgeoise et des contre-exemples cités, le risque d’être exposé à des traitements contraires aux articles 2 et 3 dans des pays tels que le Tchad ou l’Erythrée n’apparaît constitué pour un déserteur que lorsqu’il cumule deux “qualités” : être officiellement poursuivi comme déserteur et avoir eu une exposition publique telle que cela ait conduit les autorités à le regarder comme un opposant politique. Or, cette approche pour le moins formaliste n’est pas satisfaisante car, en l’espèce, s’il est déjà admis par la Cour qu’au Tchad et « au vu des rapports internationaux », « les personnes soupçonnées de sympathiser avec les groupes rebelles constituent des cibles particulièrement privilégiées pour les autorités » (§ 46), tel est a fortiori le cas s’agissant de ceux qui sont aussi déserteurs de l’armée. Certes, le degré de « militantisme politique » et les risques qu’ils entrainent sont toujours délicats à mesurer (Cour EDH, 2e Sect. 2 septembre 2010, Y.P. et L.P. c. France, Req. n° 32476/06 - ADL du 1er septembre 2010). Mais une nouvelle fois et au regard de l’importance des enjeux en cause, il est regrettable que ne soit pas reconnue, en de telles circonstances, une présomption de risque pour l’étranger renvoyé afin que le doute puisse effectivement lui profiter et non lui nuire.
L’armée tchadienne surveillant des rebelles
B. A. c. France (Cour EDH, 5e Sect. 2 décembre 2010, Req. n° 14951/09)
Actualités droits-libertés du 06 décembre 2010 par Nicolas HERVIEU
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