Karnak café, de Mahfouz, enfin traduit

Publié le 10 décembre 2010 par Les Lettres Françaises

Karnak café, de Mahfouz, enfin traduit

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Années 1960. Le Caire vit au rythme que lui a imprimé la révolution nassérienne. Au café Al-Karnak, on entretient le débat autour de l’effervescence ambiante et l’on n’a guère de discussion qu’à propos de politique. La population de l’établissement se divise en deux groupes distincts : les vieux, tous là pour Qurunfula, la tenancière, et les jeunes, férus de politique. Un jour, le groupe de trois étudiants disparaît subitement. On les voit reparaître au café pour le déserter une seconde fois. Mystère. À leur retour, ils ne sont plus que deux. Le troisième est mort, torturé par le régime policier instauré par le pouvoir. Que s’est-il passé ? Qui sont ces étranges étudiants enflammés, écorchés vifs, assoiffés de politique ? C’est à travers l’enquête menée par le narrateur, anonyme, que le mystère se dissout.

Dans ce concentré du Caire des années 1960, on y côtoie les anciens, témoins des années occidentales de l’Égypte, comme les enfants de la révolution, avides d’un souffle nouveau, d’une ambition renouvelée pour leur patrie. Juin 1967. La guerre contre Israël met l’Égypte à genoux. S’ensuit une période trouble dont pâtissent les trois étudiants, Hilmi, Ismaïl et Zayna. Au menu, arrestations, interrogatoires, tortures, viol. Hilmi, le communiste fervent, ne se relèvera pas. Ismaïl et Zayna trouveront un douloureux salut dans la collaboration avec les autorités. De nombreux espoirs s’envolent, des vies se brisent, des amours dépérissent. « Nous sommes tous à la fois victimes et assassins », constate, désarmé, Khalid Safwan, le bourreau devenu à son tour victime de la terreur.

Naguib Mahfouz, avec Karnak Café, compose un drame en quatre actes, joué en un lieu unique. Chaque acte porte le nom de ces protagonistes qui, tour à tour, passeront sur le gril du narrateur. Qurunfula, l’ancienne danseuse du ventre et patronne d’Al-Karnak, ouvre l’intrigue. Elle symbolise l’Égypte florissante des années 1940. Ses courtisans l’ont suivie et font office de figurants de comptoir. Puis c’est au tour d’Ismaïl de raconter son histoire : une enfance pauvre, le soupçon d’appartenance aux Frères musulmans, une arrestation abusive, puis la contrainte de devenir indicateur pour la police. Acte III, Zayna. Elle est issue du même quartier qu’Ismaïl, avec lequel elle entretient une relation amoureuse. Elle aussi sera arrêtée pour les mêmes motifs que l’homme qu’elle aime. Torturée puis violée, elle perd, avec sa virginité et son honneur, toute espèce d’illusion sur l’Égypte qu’elle chérit. Enfin, Khalid le bourreau clôt l’enquête. D’abord oppresseur puis opprimé, il offre un condensé des passions vécues pendant les années Nasser. Le constat est amer, le bilan pessimiste.

Naguib Mahfouz termine la rédaction de Karnak Café en décembre 1971 – le roman sera publié en 1974. Roman pamphlet, dénonciation des dérives du pouvoir nassérien, Karnak Café explosera comme une bombe dans une Égypte en pleine mutation. Adapté au cinéma, mais longtemps censuré, le brûlot porte un coup violent à la politique égyptienne post-révolutionnaire. Le futur prix Nobel de littérature y fait la part belle aux dialogues, délaissant des descriptions par trop encombrantes et inutiles. Nous sommes au théâtre. Il faut parler haut et frapper fort. Parce que l’urgence est là : la nouvelle Égypte perd ses repères, elle part à la dérive, renonçant aux promesses d’avenir que le coup d’État de 1952 a fait naître. Trop vite, sans doute. Mahfouz prête une voix étouffée par le désespoir à un peuple muet, que l’autoritarisme et l’autocratie ont réduit au statut d’esclaves mentaux, dans un « pays qui, malgré ses dérives, grandit et se renforce, gagne en influence, produit aussi bien des aiguilles que des fusées… mais où la condition de l’homme ne fait que s’amoindrir ».

Matthieu Lévy-Hardy

Karnak Café,
de Naguib Mahfouz. Éditions Actes Sud.
115 pages, 16 euros.


Décembre 2010 – N°77