Les belles endormies ...

Publié le 10 décembre 2010 par Asiemute

"Les belles endormies" est sans doute un des roman les plus connus de Yasunari Kawabata, tout autant que "Pays de Neige" j'imagine. On connaît peut-être un peu moins "La danseuse d'Izu", "Kyoto", "Tristesse et beauté" et ses "Chroniques d'Asakusa". Vous aurez compris que je voulais ici citer tous les ouvrages de Kawabata que j'ai lu à ce jour. D'ailleurs, j'allais oublier "Le lac". Tout autant de lectures passionnantes ...


Utamaro "Le double oreiller"

Dans "Les belles endormies", on retrouve les termes chers à Kawabata : l'amour, l'érotisme, la solitude et la mort. Si le thème peut sembler dérangeant, ce n'est jamais vulgaire ni déplacé. Kawabata dépeint avec un raffinement tout oriental la complexité des relations entre les hommes et les femmes du Japon du siècle dernier, la perversion, les affres de la vieillesse ... ce qui donne un roman tout de délicatesse et sensualité.
Ceci n'est évidemment que mon humble avis. Je sais que ce roman est souvent sujet à contreverses, mais c'est de la littérature et je fais partie de ceux qui ne font pas d'amalgame entre réalité et fiction.

Quatrième de couverture

Dans quel monde entrait le vieil Eguchi lorsqu'il franchit le seuil des Belles Endormies ?
Ce roman, publié en 1961, décrit la quête des vieillards en mal de plaisirs. Dans une mystérieuse demeure, il viennent passer une nuit aux côtés d'adolescentes endormies sous l'effet de puissants narcotiques.
Pour Eguchi, ces soirées passées dans la chambre des voluptés lui permettront de se ressouvenir des femmes de sa jeunesse, et de se plonger dans de longues méditations.
Pour atteindre, qui sait ? au seuil de la mort, à la douceur de l'enfance et au pardon de ses fautes.

Extrait

"Le vieillard resta un moment les yeux fermés. C'était aussi parce que l'odeur de la fille était extraordinairement dense. On prétend que rien autant que les odeurs n'est propre à évoquer les souvenirs du passé, mais celle-ci n'était-elle pas trop douceâtre et trop épaisse ? Elle n'évoquait rien d'autre que l'odeur laiteuse d'un nourrisson. Les deux odeurs différaient certes du tout au tout. Mais n'étaient-elles pas en quelque sorte, les odeurs fondamentales de l'espèce humaine ? Il s'était de tout temps trouvé des vieillards pour chercher à faire de la senteur que dégagent les petites filles une drogue de jouvence et de longévité. C'était à se demander si l'odeur de cette fille n'était pas un parfum de cette nature. Si le vieil Eguchi en venait à enfreindre à l'égard de cette fille les interdits de la maison, elle répandrait une odeur odieuse et âcre. Cependant, s'il en jugeait ainsi, n'était-elle pas à l'origine de la naissance de l'être humain ? C'était une fille qui semblait devoir concevoir facilement. Pour profondément endormie qu'elle fût, les processus physiologiques n'en étaient pas interrompus, et le lendemain elle finirait bien par se réveiller. A supposer qu'elle conçoive, ce serait absolument à son insu. Qu'adviendrait-il si le vieil Eguchi, à soixante-sept ans, laissait en ce monde un enfant conçu de la sorte ? Ce qui entraîne l'homme dans le "monde des démons", c'est bien, semble-t-il, le corps de la femme.

Cependant la fille avait été privée de toute résistance. Au bénéfice de ses vieux clients, au bénéfice de pitoyables vieillards. Elle n'avait pas un fil sur le corps et elle ne se réveillerait en aucun cas. Eguchi se sentit lui-même misérable, comme s'il avait mal au coeur, et il se surprit à murmurer : "Au vieil homme la mort, au jeune homme l'amour, la mort une seule fois, l'amour je ne sais combien de fois !" Il en avait été surpris, mais cela l'apaisait. Il n'était pas dans sa nature d'être empathique à ce point. Dehors, on entendait le bruissement de la neige mêlée de pluie. Le bruit de la mer semblait en être étouffé. La vision d'une mer vaste et sombre, où les flocons de neige se dissolvaient en tombant, se présenta au vieillard. Un oiseau de proie pareil à un aigle immense, tenant dans son bec une chose dégoulinante de sang, tournoyait au-dessus des vagues noires qu'il effleurait de l'aile. La chose était-elle un bébé ? C'était bien improbable. A voir de plus près, était-ce l'image des dépravations humaines ? Eguchi secoua légèrement la tête et dissipa la vision.

"Ah ! ce qu'il fait chaud !" dit-il. Ce n'était pas seulement à cause de la couverture électrique. La fille avait repoussé la couverture et dégagé à moitié sa poitrine large et opulente, mais pourtant un peu insuffisante. Sur sa peau blanche, la couleur de la tenture cramoisie vaguement se reflétait. Le vieillard, tout en contemplant cette belle poitrine, suivit du doigt la ligne du triangle que formaient les cheveux sur le front. La fille, depuis qu'elle était couchée sur le dos, respirait à longs traits paisibles. Sous ses petites lèvres, comment étaient les dents ? Eguchi saisit entre ses doigts la lèvre inférieure et l'entrouvrit. La lèvre était petite, mains non menue, mais les dents, oui, menues et bien plantées. Quand le vieillard retira ses doigts, la fille ne referma pas complètement les lèvres. Les dents se voyaient tooujours un peu. Le vieil Eguchi saisit le lobe épais de l'oreille et y frotta le bout de ses doigts enduits de rouge à lèvres, puis il essuya ce qui en restait sur le cou épais. Sur le cou blanc il y avait un imperceptible trait rouge, adorable."


Utamaro "Parodie du rêve de Handan"

Photos prises à Kyoto, Takayama et Kanazawa (voyages au Japon 2008 et 2009)