Jean de Tinan : Sapphô.

Par Bruno Leclercq


Afin de saluer dignement l'arrivé sur la toile de Frivolités poignantes, un blog consacré à Jean de Tinan et afin de vous inciter à devenir des Habitués du d'Harcourt, je donne l'article de Tinan sur la traduction des chants de Sapphô par André Lebey, publié dans le Mercure de France de juin 1895 (pages 350-353).

Sapphô

M. André Lebey nous donne une « traduction littérale et complète » (1) des chants de Sapphô de Lesbos.

Une nuit, j'étais avec des amis, et l'un d'eux cherchait au piano des mélodies de ballades ; soudain il demanda : « Qu'évoquera ceci ? » - La mélodie était douce, ample et passionnée. Quelqu'un répondit ces deux vers des Epaves :

Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne,
Le cadavre adoré de Sapho qui partit...

Il plaqua une fois encore les accords, et une jeune femme qui était assise près de moi répéta tout bas : « Sapphô ! » Je me penchais vers elle dont j'aimais la pâleur, demandant : « Que signifie, pour vous, l'harmonie de ce nom ? » Et, sans rosir, presque sans hésiter, elle répondit avec un peu d'emphase : « De la douleur morale dans la volupté – des baisers fiévreux et pressé sur des traces de larmes sanglotées doucement ». Je me suis exactement souvenu de ceci, parce que cette jeune femme n'avait pas l'habitude de parler ainsi, et je ressentis fortement sur l'instant de quelle poésie puissante, idéale et sensuelle, il fallait que ce nom se fût chargé à travers les siècles pour émouvoir si profondément une petite âme quelconque, adoucie seulement par un peu de musique.
Il faut plaindre ceux qui, lorsque l'on prononce Lesbos, n'imaginent que des photographies d'Amsterdam aux attitudes sans grâce ; - ils n'ont rien compris à l'immense clameur vers l'infini qu'est le nom de celle qui fut nommée « la dixième muse », ils n'ont jamais senti en eux cet effréné désir d'aller plus loin, de dédoubler l'étape des sensations qui brisent, pour dépasser – enfin – l'humanité. Il semble que lorsqu'ils s'indignent la médiocrité de leur pensée est bien osée de s'affronter à un sentiment, quel qu'il soit, intense.
Quelques-uns ont voulu « disculper » - ils ont écrit des pages érudites et ennuyeuses.
D'autres pensent qu'il faut simplement aimer le génie tel qu'il est, avec ses passions, toutes, qui sont lui-même, et qu'il n'importe guère qu'il y ait des vertus ou des vices, mais seulement que les sons de la lyre soient beaux, et que l'émotion, toujours, nous fasse sentir l'âme dans la vie, dût-elle, pour cela, la faire vibrer à travers notre chair. Ceux-là ne blâmeront aucune des tentatives audacieuses, et s'inclineront devant tous les délires, ils déploreront seulement que les tentatives – hélas – soient vaines, et aimerons en ces choses les thèmes de mélancolies passionnées.
Il y a longtemps que Flore de Rose écrivait :
Ses beaux écaartz, ormais, n'ont faict Vénus
Rougir d'aveoir monté sa lyre.
Parce que ce nom de Sapphô est ainsi tellement chargé d'idéal, parce qu'elle a été si souvent rêvée, il était légitime de craindre la déception de notions plus véritables. Les vers qui furent chantés aux grèves de Mitylène devaient être « beaux comme la mer » ; et ils nous eût attristé que s'émiettât notre Image. Nous n'avons pas été attristés – peut-être surtout parce qu'il ne demeure presque que des fragments très courts, des épithètes intenses d'où le rêve s'élance à nouveau, exalté par l'ampleur des métaphores. En lisant ces fragments, ils vous vient à l'esprit cette même volupté spéciale que donne à certaines heures le souvenir d'un vers de Virgile ou d'une phrase de notre Flaubert : il semble que l'on s'enivre du parfum condensée d'une poésie, de même qu'en une seule rose, le soir, on respire toute l'odeur des jardins.
Il faut remercier ceux qui, d'après la méthode de Leconte de Lisle, « l'exagérant au besoin », s'efforce d'aviver pour nous ces fleurs d'anthologies qui nous étaient seulement parvenues séchées entre les pages des dictionnaires.
M. Pierre Louÿs traduisit Méléagre et Lucien de Samosate, depuis il nous a donné ces Chansons de Bilitis dont l'émotion tendre et sensuelle est incomparable, et c'est le plus beau des hommages que d'avoir consacré au Temple néo-hellène la petite flûte de la Pamphylienne.
M. Lebey publie cette traduction de Sapphô, et il faut espérer que nous aurons bientôt des fragments de Paul le Silentiaire une version aussi élégante et consciencieuse.
Certainement, la méthode littérale parvient à nous émouvoir davantage, en découvrant bien d'autres délicatesses, que la paraphrase lourde des « Collections ». On a tenté des traductions versifiées – combien de fois entreprit-on Horace ! - malgré tous ces efforts, seules quelques adaptations nous ont satisfaits, et elles étaient dues à des poètes aussi hauts que M. de Heredia (2). Est-il besoin d'expliquer à quelques-uns que la méthode littérale ne renouvelle pas la juxta de nos souvenirs : ceux qui l'ont employée ont prouvé que l'on pouvait concilier l'exactitude et l'harmonie : la traduction de M. Lebey est notable, si à ce double point de vue on la compare à ses aînées.
Pour laisser à ces choses leur fraîcheur, a-t-il suffi de les aimer et de les traiter pieusement.

Jean de Tinan.
(1) Editions du Mercure de France.
(2) André Chénier imita de Sapphô un fragment sur la Virginité – c'était Chénier.
Bon vent aux Frivolités poignantes, encore en construction.

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