Qui incarne la Chine ? Liu Xiabo, interdit de prix Nobel ou le Parti communiste qui l’a incarcéré ? L’histoire se répète : en 1935, Carl von Ossietzky fut empêché par le régime nazi de se rendre à Oslo, Andrei Sakharov en 1975, Lech Walesa en 1983, Aung San Suu Kyi en 1990. À des degrés divers, à chaque fois, Antigone s’oppose à Créon, la justice contre l’ordre. Contre Sakharov, le parti soviétique n’incarnait-il pas la servitude volontaire « inhérente à l’âme russe » ? Aung San Suu Kyi n’est-elle pas un pion de l’Occident contre « une Asie éternelle » ? Liu, à son tour, n’est-il une un mythe impérialiste, les droits de l’homme que le jury d’Oslo tenterait de plaquer sur une Chine différente ?
Créon, à Pékin, ne manque pas d’alliés : tourmentés par un siècle de guerres civiles, bien des Chinois préfèrent l’injustice au désordre. En Occident, une tradition littéraire intellectuelle qui remonte aux narrations de voyage du 17e siècle nous chante que les Chinois adorent le despotisme éclairé : l’empereur hier, le parti aujourd’hui. Le parti qui nous serine combien les Chinois louent le régime pour le taux de croissance, qu’ils ne souhaitent pas le pluralisme, que cette notion même est étrangère à leur civilisation.
Depuis vingt ans Liu Xiaobo dit le contraire. Or il n’est pas le seul en Chine, et il est tout à fait chinois : un lettré classique, enraciné dans une tradition de résistance à la tyrannie. Naguère, le lettré confucianiste devait se suicider plutôt que d’exécuter un ordre injuste. Liu Xiaobo, qui a toujours refusé de s’exiler, combat avec les armes du lettré, l’écriture et l’acceptation de la souffrance : Confucius et Bouddha, dans sa version chinoise, dieu de la compassion. Ni les années de prison – après Tiananmen où il fut un leader pacifiste – ni la perspective d’y retourner n’ont jamais altéré la détermination et le refus de toute violence chez Liu Xiaobo et le groupe significatif de démocrates chinois qui le reconnaissent comme leur guide.
On ne saurait reprocher au comité d’Oslo d’avoir repéré un intellectuel isolé et apatride. Quand il devint évident que le prix Nobel de la paix serait attribué à un résistant chinois, Liu Xiaobo fut désigné par la communauté démocratique de Pékin, comme le plus représentatif de tous. Le jury Nobel s’est rallié à ce choix effectué en Chine même. Mais les dirigeants communistes aussi avaient désigné Liu Xiaobo en le condamnant à onze ans de prison, le jour de Noël 2008, pour « atteinte à la sûreté de l’État ». Ce qui avait inquiété le parti n’était pas tant la Charte démocratique “postée” sur le web par Liu Xiaobo : il n’avait jamais cessé de publier ses critiques du régime sur le web, le seul média qui lui fut accessible.
Ce qui a déclenché l’incarcération de Liu fut le succès de la Charte : un appel des plus modérés pour une transition négociée vers la démocratie, ratifié par dix mille signataires en vingt-quatre heures, avant que le site ne soit censuré. Ce qui anéantissait un alibi du Parti : la non représentativité des dissidents. “Comment pouvez-vous vous intéresser à un homme seul ?” nous serinaient, depuis dix ans, les porte-parole du régime, à chaque fois que l’on cherchait à rencontrer Liu Xiaobo. Cet homme seul se révélait soudain comme l’éclaireur d’un mouvement réel, au sein de la population urbaine et éduquée, que le régime estimait avoir anesthésiée par la croissance.
Au-delà de Pékin, que pèse Liu Xiaobo ? Jusqu’au Prix Nobel, la majorité des Chinois ignoraient son nom. Mais la maladresse avec laquelle le parti a tenté d’étouffer la nouvelle fait que la grande masse des Chinois, maintenant, le connaît. Ces Chinois se reconnaissent-ils en lui ? La plupart d’entre eux ne tiennent pas un discours élaboré sur les institutions de la démocratie, mais il est constant, en dehors du parti et parfois même au sein de celui-ci, que l’on réclame le libre choix des dirigeants, avec l’espoir de contenir l’arrogance et la corruption des apparatchiks. Plus encore que la démocratie, ce que les Chinois réclament est la justice : la justice comme sentiment moral. Le message que Liu Xiaobo a fait parvenir aux Chinois et au monde, par Liu Xia, son épouse, est significatif : il dédie son prix (et la somme qui l’accompagne) aux “âmes oubliées” de Tiananmen.
Depuis 1989, les autorités nient qu’il y ait eu des victimes place Tiananamen : la Croix-Rouge a dénombré 6.000 morts. Les noms en restent ignorés, les corps souvent disparus : les parents n’ont jamais pu célébrer les obsèques, et les âmes errent sans paix. Comment un taux de croissance effacerait-il cette injustice-là ? Liu Xiaobo est de ceux qui tentent de dresser la liste des morts, pour sauver leur mémoire et leur âme. Aucun taux de croissance ne peut effacer cette injustice-là ; les fonds du Nobel iront donc à l’Association des mères des victimes de Tiananmen.
L’idéologie chinoise évoluera-t-elle sous l’effet de la croissance et grâce à l’arrivée d’une nouvelle génération au sommet de l’État ? Cela fait dix ans que les sinolâtres en Occident nous annoncent cette progression “naturelle” vers la démocratie. Mais c’est parce qu’on ne voit rien venir de tel que le jury Nobel a pris acte de la stabilité glaciaire de la dictature.
Le changement viendra-t-il de l’extérieur? L’Occident exerce en Chine plus d’influence que ses dirigeants ne l’avouent : la Chine a besoin de légitimité pour poursuivre son expansion. Si sa réputation était endommagée au point que les Occidentaux boycottent tout ce qui est made in China, le “miracle” économique s’effondrerait et le parti qui n’a d’autre légitimité qu’un taux de croissance, perdrait sa raison d’être. Pour cela, le message de Liu Xiaobo s’adresse aussi à l’Occident. Il nous dit : “Cessez de confondre le parti et le peuple !”, “Sachez que le parti n’est ni le présent exclusif de la Chine ni son avenir nécessaire !, ” “Sachez que les Chinois ne sont pas exotiques mais aspirent aux mêmes libertés que les Occidentaux”! » Liu Xiaobo nous invite à la fraternité avec son peuple : ni « péril jaune » ni servilité envers le régime communiste !