Refus durable de concours de la force publique pour procéder à l’expulsion des anciens propriétaires d’un domaine agricole vendu par adjudication
par Nicolas Hervieu
Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme condamne la France pour violation du droit au respect des biens (Art. 1er du Protocole n° 1) et, à cette occasion, apporte d’intéressantes précisions qui contribuent à mieux faire comprendre sa récente jurisprudence. En effet, si elle a eu l’occasion d’affirmer qu’une indemnisation financière ne suffisait pas à compenser l’absence d’exécution d’une décision judiciaire d’expulsion, absence née d’un refus de concours de la force publique (V. en ce sens Cour EDH, 1e Sect. 31 mars 2005, Matheus c. France, Req. n° 62740/00 ; et récemment, Cour EDH, 5e Sect. 21 janvier 2010, Barret et Sirjean c. France ; Fernandez et autres c. France ; R.P. c. France, Resp. Req. nos 13829/03 ; 28440/05 ; 10271/0 - ADL du 21 janvier 2010. Voir catégorie “droit de propriété”), il a été admis que, par exception, l’Etat pouvait se prévaloir de certains impératifs sociaux - situation de précarité et absence de logements pour des occupants sans titre ou « squatteurs » - afin de justifier son inaction (Cour EDH, Dec.
Les faits de l’espèce conduisaient précisément à interroger l’exacte articulation de ces deux points du raisonnement:
Dans un premier temps, la Cour constate que « le refus de concours de la force publique ne découle pas de l’application d’une loi relevant d’une politique sociale et économique dans le domaine, par exemple, du logement ou d’accompagnement social de locataires en difficulté, mais d’un refus des autorités locales, dans des circonstances particulières et pendant une longue période, de prêter main-forte à la requérante pour faire libérer ses terres » (§ 49). Ce faisant, elle estime que le refus de concours affecte bien le droit garanti par l’article 1er du Protocole n° 1 (§ 49), l’Etat devant agir pour permettre à la requérante de jouir effectivement de ses biens (§ 50) et, au nom de « la prééminence du droit », d’obtenir l’exécution des décisions de justice rendue en sa faveur (§ 51 ; sur les liens avec l’article 6 - droit à un procès équitable -, v. Cour EDH, préc.Société Cofinfo c. France).
Le deuxième temps de l’examen strasbourgeois portait sur les motifs permettant éventuellement de justifier le refus d’agir reproché aux autorités françaises. Or, et c’est un élément remarquable, la Cour reconnaît la légitimité des deux séries de motifs avancées. Non seulement, à la lueur des circonstances de l’espèce (§ 53-54), il est admis que « les autorités internes ont pu, dans le cadre de leur marge d’appréciation, estimer que les nécessités de l’ordre public imposaient de différer le concours de la force publique » (§ 54). Mais au surplus, s’agissant des « motivations d’ordre social », les juges européens tendent à les considérer également comme pertinentes car « la situation sociale et financière [des anciens propriétaires], qui ne disposaient pas de solution de relogement, était très difficile et que [l’un d’eux] connaissait de graves problèmes de santé » (§ 56). En conséquence, ces deux motifs ont pu rendre légitime le refus de concours de la force publique opposé par l’Etat. A ce stade, il est possible de penser que cette mansuétude de la Cour a été influencée par le fait qu’il ne s’agissait pas ici, à la différence des affaires précitée, d’« occupants sans titre [qui se sont] installés ou maintenus illégalement sur les terres des requérants » mais de l’« acquis[ition] aux enchères publiques [d’]une propriété agricole qu’occupait encore l’ancien propriétaire » (§ 56). En d’autres termes, la Cour juge plus sévèrement l’inaction de l’Etat face à une dépossession que lorsqu’il s’agit de permettre la prise de possession d’une propriété nouvellement acquise. Pourtant, en l’espèce, la France est condamnée. Ceci s’explique par l’idée que même si les motifs de l’inaction sont initialement légitimes, ils ne sauraient l’être indéfiniment. L’impératif d’ordre public n’est valable que « pendant le temps strictement nécessaire pour trouver une solution satisfaisante », ce qui n’était pas le cas en l’espèce car « un laps de temps de plus de seize ans ne correspond pas à la notion de “temps strictement nécessaire” » (§ 55). Quant aux « considérations d’ordre social », « aussi louables fussent-elles en leur temps », elles « ne sauraient justifier une aussi longue période d’occupation sans titre » (§ 57). Il incombait aux autorités d’agir rapidement afin de « trouver une solution au relogement » des anciens propriétaires. Or, « il ne ressort pas du dossier que les autorités aient fait tout ce qui était en leur pouvoir afin de trouver une solution de relogement satisfaisante pour les occupants et de sauvegarder ainsi les intérêts patrimoniaux de la requérante » (§ 57). La Cour résume donc sa position de façon très nette - et pédagogique - : « si les motifs avancés par les autorités françaises revêtaient un caractère sérieux de nature à différer la mise en œuvre de l’expulsion pendant un laps de temps raisonnable […], ils n’apparaissent cependant pas suffisants pour justifier pendant une aussi longue période le refus de concours de la force publique […] » (§ 58).
Partant, la France est condamnée pour violation du droit au respect des biens de la requérante (§ 61), l’inaction de ses autorités ayant finalement contribué à permettre « une sorte d’expropriation privée dont l’occupant illégal s’est retrouvé bénéficiaire », ce que les juges du Palais de Droits de l’Homme refusent fermement de tolérer (§ 60).
Sud Est Réalisation c. France (Cour EDH, 5e Sect. 2 décembre 2010, Req. n°6722/05)
Actualités droits-libertés du 03 décembre 2010 par Nicolas HERVIEU
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