« Je vis et il ne se passe rien »
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Tout commence par le regard d’un enfant sur le papier peint mural. Il scrute avec attention les motifs floraux, suit les arabesques et s’évade dans un rêve qui le conduit loin de chez lui, de ses parents surtout. Mais si le rêve est moteur de certaines vies, dans le Front russe, il n’est qu’un horizon moqueur qui souligne avec encore plus de vigueur les échecs de toute une vie. Car que reste-t-il de ces rêves d’aventure ? Rien, sinon un poste médiocre dans l’administration la plus médiocre du Quai d’Orsay, « le front russe », chargé des relations avec les pays en voie de création après l’effondrement de l’URSS… L’auteur le conclut lui-même : « L’histoire d’une vie, c’est toujours l’histoire d’un échec.»
Et pourtant, on rit beaucoup en lisant Lalumière. On rit des situations désopilantes ou cocasses (ah ! le fiasco de la marche des fiertés diplomatiques organisée par le Quai d’Orsay !), de la satire si mordante de la bureaucratie, dont un long échange de mails au sujet d’un pigeon mort constitue le sommet mémorable, de ces collaborateurs invraisemblables, du casanier qui prétend être un routard au chef nostalgique de l’époque gaulliste en passant par le benêt raciste, on rit de ces amours effondrées (entre un meuble Ikea et la truffe d’un amour de chien), de ce carriériste qui rate tout ce qu’il entreprend…
On rit beaucoup, mais, sur le fond, on ne le devrait pas tant que cela. Le roman part en effet d’une question centrale, celle de la transmission : comment un enfant dont le seul désir est de ne pas ressembler à ses parents en arrive-t-il à reproduire exactement le même schéma ? La satire, si elle est très drôle, s’appuie donc sur un constat déprimant, dont l’explication possible est pointée par l’analyse de la société moderne.
D’abord, il y a les parents, purs produits conformistes et insupportables de la société, le père surtout, persuadé que trente ans de bons et loyaux services à son entreprise ne peuvent qu’être remarqués et qui, pourtant, est mis en préretraite. Il y a aussi les administrations, qui ne sont plus gouvernées que par des opérations de communication lamentables, sous l’égide d’un président de la République qui veut à tout prix une administration « sympa, cool, branchée » pour redorer son médiocre blason dans les sondages. C’est le culte du festif, décliné en de nombreuses manifestations dont la fameuse gay pride du Quai d’Orsay, qui est opposé comme seule parade aux difficultés de temps, du chômage aux retraites, en passant par la crise immobilière.
Comment tout cela pourrait-il être bien sérieux ? C’est aussi l’individualisme d’une génération carriériste qui est pointé, en écho de l’absence de conscience de classe du père. C’est enfin l’attrait pour l’immédiateté de l’événement, de l’instantané, qui met fin à ce que l’auteur appelle joliment « l’époque du contenu ». Bref, tous les mécanismes qui conduisent au naufrage personnel des aspirations sont mis en place en toile de fond du roman. Un rire franc et massif, ce Front russe ? Le rire d’un Figaro qui « s’empresse d’en rire plutôt que d’en pleurer ».
Amélie Le Cozannet
Le Front russe, de Jean-Claude Lalumière. Éditions Le Dilettante, mai 2010, 253 pages, 17 euros.
Décembre 2010 – N°77