Nabokov, la censure et la quête de l’indicible
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En la personne et la vie de Vladimir Nabokov (1899-1977) se concentre l’histoire de l’émigration russe après la Révolution de 1917. En son oeuvre apparaissent toutes sortes de contradictions qui font de lui le mouton noir de ce microcosme qui a perdu sa terre, son histoire et sa légitimité. Ce deuxième tome de ses ouvrages romanesques est particulièrement révélateur de son destin d’écrivain. Tous ses romans ont été écrits en russe jusqu’au Don, qu’il a achevé en 1938. À cette époque, il s’est déjà employé à traduire lui-même ses livres en anglais : c’est le cas de Despair, qui a paru à Londres en 1937. Bien plus tard, après avoir émigré aux États-Unis en 1940, il voulut traduire ses oeuvres écrites en anglais en russe…
Le Don paraît en feuilleton dans un journal de l’émigration. Ouvrage pour le moins étrange, qui est un essai déguisé en fiction qu’il a rédigé quand il a vécu à Berlin, il cherche à découvrir ce qui a fait que la culture russe a accouché, selon lui, d’un monstre. Il s’en prend d’abord à Pouchkine, qui est devenu une des plus grandes références de la poésie de son pays au XIXe siècle. De plus, il s’attache à la figure détestée entre toutes des Russes blancs : Nicolaï Tchernychevski. Ce révolutionnaire persécuté par le régime tsariste est devenu l’idole des communistes : son journal et sa correspondance sont publiés en 1933 (trois volumes !). Même s’il les considère comme le germe du « chiendent socialiste », le chapitre consacré à cet auteur est refusé par les Annales contemporaines en 1936. Il a touché à quelque chose de trop douloureux à l’époque. À peu près incompréhensible pour un lecteur non russe, ce livre ne paraît que très tard, quand il est mieux connu, en langue russe en 1952, en anglais en 1963. Nabokov semble alors un provocateur, qui s’en prend à la grande tradition russe, alors qu’il a voulu en illustrer la décadence.
Rejeté par les siens, Nabokov ne connaît pas la gloire, ni en Angleterre ni aux États-Unis. En 1939, aucun éditeur ne s’intéresse à la Vraie Vie de Sebastian Knight. Il doit faire des tournées de conférences pour survivre. Pendant la guerre, il ne réussit qu’à publier son essai sur Gogol. Et quand un éditeur finit par accepter un manuscrit, il ne suscite aucun intérêt. Avec Lolita, le scandale lui apporte en même temps le succès tant espéré. Cette idée d’un amour obsessionnel entre un homme et une petite fille est déjà exposée dans le Don, puis dans l’Enchanteur. Il a commencé la rédaction de ce roman-fleuve en 1949 et il l’a achevée cinq ans plus tard. Mais pas une seule maison d’édition américaine ne veut mettre sous presse une fiction aussi sulfureuse. C’est de Paris que vient le salut : Maurice Girodias, le directeur d’Olympia Press, qui avait déjà dans son catalogue le Tropique du Cancer d’Henry Miller (il fera imprimer le Festin nu de Burroughs peu après), spécialisé dans la littérature pornographique, accepte de le publier à Paris, en septembre 1955. Graham Greene le salue dans un article comme l’un des trois meilleurs romans de l’année. Une vive polémique s’ensuit. Lolita est lancé ! Le ministère de l’Intérieur britannique demande à la France de faire interdire le livre, ce qu’elle fait à la fin de 1956. La presse s’indigne. Nabokov rédige alors une défense de son ouvrage, qui est devenu ensuite sa postface. Il y relate l’histoire de sa création et se défend d’avoir voulu composer une histoire scabreuse.
Lolita devient un best-seller (100 000 exemplaires en trois semaines en 1958). Stanley Kubrick en a fait un film (Nabokov passe six mois à Hollywood en 1960 pour en écrire le scénario). Toute cette affaire de scandale et de mise à l’index donne l’impression d’appartenir à un passé lointain. Mais que se passerait-il aujourd’hui si un écrivain se mettait en tête de créer une histoire de cet acabit ?
Gérard-Georges Lemaire
Oeuvres romanesques complètes, tome II, de Vladimir Nabokov, sous la direction de Marc Couturier, 1 808 pages, 75 euros.Décembre 2010 – N°77