Ballard, un écorché vif
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Le troisième tome des Nouvelles complètes de James Graham Ballard paraît ce mois-ci chez le même éditeur que les deux précédents, Tristram. Le lecteur rechignera peut-être à ajouter cet épais volume aux deux qu’il possède déjà. C’est pourtant l’ampleur même de l’ensemble qui informe l’oeuvre, qui révèle au lecteur de la somme ce qui aura pu échapper au lecteur des nouvelles au détail. Car c’est l’obsession qui est le grand sujet de Ballard, et cette obsession a besoin de revenir inlassablement, récit après récit, pour se laisser voir comme telle, pour dévoiler au long terme « les correspondances extraordinairement claires, élaborées avec la logique sans remords de la folie ». La nouvelle est une forme qui s’y prête à merveille, par son côté répétitif, comme l’ont montré d’autres auteurs apparentés plus ou moins lointainement avec la science-fiction du XXe siècle (H.P. Lovecraft, Philip K. Dick, Asimov).
L’obsession de Ballard, c’est l’autodestruction, de l’esprit d’abord, puis du corps ensuite, parfois simultanément. Ses personnages ne sont pas frappés par l’éclair de la folie, mais victimes d’un long traumatisme, d’un lent glissement de la logique vers une réalité altérée, où les enjeux ont radicalement changé, où la trajectoire de l’idée fixe ne peut mener dans un avenir plus ou moins proche qu’à la collision, au crash. Les catastrophes aériennes qui reviennent comme un leitmotiv au fil des pages dévoilent les principes insidieux de la déraison qui s’impose, de la confusion violente qui s’étend aux plus profondes régions de l’esprit. « Le visage basané du terroriste s’était fermé sur lui-même, révélant le relâchement des sutures à l’entour de ses tempes. Durant les heures de violence dans l’appartement, il avait tenu son arme comme s’il se masturbait à la poursuite d’un orgasme sans fin. (…) Elles avaient assisté au meurtre avec un calme presque rêveur, comme si la cruauté démente de Heller révélait les formules secrètes d’une nouvelle logique, une violence conceptualisée qui transformerait la catastrophe aérienne et l’accident de voiture en événements chargés d’amour et de tendresse. (…) Ces femmes rêvaient d’une troisième guerre mondiale comme de jeunes mères toutes contentes de leur première grossesse. » Cet érotisme de l’impact, de l’explosion parcourt toute l’oeuvre de Ballard, comme une pulsion masochiste trop longtemps refoulée révélant par la fréquence même de ses occurrences son caractère obsessionnel. La collision est envisagée comme une envie de, s’assurer dans sa chair de la persistance d’une réalité tangible, de la possibilité d’un contact, même le plus explosif, avec elle.
À mesure que les personnages de Ballard sont enfermés dans une réalité virtuelle, qui les sépare les uns des autres, la psychose devient une évasion tragique et absurde, dernière conséquence bien logique cette fois de l’expérience de l’enfermement, de la séparation d’avec le vivant. L’aberration psychique la plus fréquemment rencontrée chez Ballard est donc le dédoublement de la personnalité, le combat contre soi-même, l’intériorisation des conflits irrésolubles qui se jouent au-dehors. Ainsi de cet homme, « critique de télévision, pratiquement le seul métier existant, en dehors de celui d’agent d’entretien, dans une société où tout le reste était effectué par des machines », hypnotisé par les images du Psychose d’Hitchcock, et qui devient tour à tour victime et prédateur, se pourchassant lui-même à travers son appartement, guettant son reflet et son ombre dans les images des caméras de surveillance qui quadrillent son appartement. Ce voyeur met en scène son propre corps, dont les fragments d’images, épinglés au mur, viennent reconstituer les plans de la fameuse séquence de l’assassinat de la jeune femme sous la douche.
Parce qu’elle s’intéresse aux dégâts, aux dommages causés, l’écriture de Ballard est aussi celle de la résilience, de l’obstination presque absurde à continuer d’exister, même sous une forme amoindrie, même mutilée. L’auteur britannique a plusieurs fois évoqué dans ses livres, sous une forme autobiographique (la Vie et rien d’autre) ou romancée (Empire du soleil) son expérience de la Seconde Guerre mondiale à Shanghai et des camps d’internement japonais. Il n’est pas étonnant que ce soit ce cadre qui lui serve à expliquer comment l’on devient, en l’espace d’une journée, et sans recevoir un seul coup, un homme qui marche parmi les morts, et, au sens propre, un écorché vif. (Le Temps mort.)
Sébastien Banse
Nouvelles complètes, vol. 3, de James Graham Ballard, Tristram, octobre 2010, 692 pages, 29 euros.Décembre 2010 – N°77