C’est le chemin des gens de la forêt. Ils ont tracé les sentes, laies et layons que je vous invite à emprunter. Souvent, d’ailleurs, ils n’ont fait que suivre les passées de la sauvagine. En dépit des chasseurs et des braconniers, elle est ici toujours présente. Bêtes noires et rousses sont chez elles dans ces grands bois où le chêne règne en maître. Pour peu que vous soyez à la fois matinaux et discrets, vous y croiserez sans doute un chevreuil. Quant aux martres, écureuils, fouines, renards, blaireaux, lièvres et sangliers, il vous faudra, sauf chance exceptionnelle, vous contenter de surprendre leurs traces dans l’humide des ornières.
Mais aujourd’hui le peuple forestier n’est plus que l’ombre de lui-même. Scieurs de long, charbonniers, sabotiers, galvachers (1), fagoteux, porchers et ermites chercheurs de simples, ont abandonné clairières, taillis et futaies. A peine si, de temps en temps, les vociférations hargneuses des tronçonneuses signalent qu’il existe encore quelques bûcherons. On croise de temps en temps leurs camionnettes déguisées en 4*4. Il arrive aussi qu’on rencontre, héritiers de Messieurs les Maîtres des Eaux et Forêts, une paire d’agents de l’ONF ou de gardes fédéraux patrouillant le massif à bord d’un de leur véhicule vert sapin. Tout cela pour dire que cet itinéraire est réservé à ceux que n’effraient ni la solitude ni ce vague sentiment d’inquiétude qu’on éprouve toujours quand on reste trop longtemps en sous-bois. L’enfance n’est jamais bien loin et nous sommes tous restés, si peu que ce soit, les cousins de Chaperon rouge et du Petit Poucet .
Sous le M de l’Homme Mort, la carte (IGN 2722O) annonce une patte d’oie. Il faut prendre à droite pour attraper, à quelques centaines de mètres de là, la route qui mène aux quelques maisons des Bideaux. Juste avant le hameau, on vire à gauche par le chemin qui, entre le Bois des Seigneurs et les Usages d’Asnières, conduit tout droit vers la mince bourgade de Crai.
Le feu en moins, et si le temps est suffisamment hivernal, c’est une expérience gastronomique qui a son mérite que de déguster, en guise d’en-cas matinal, un bouffi ou un gendarme convenablement fumés. Naturellement, on aura pris la précaution de transporter cette vigoureuse gâterie dans une poche en plastique tenue à la main et qu’on abandonnera, après usage, dans la première poubelle rencontrée. On s’adosse au tronc du plus confortable des arbres de lisière. On dépiaute l’animal et on le déguste en l’arrosant parcimonieusement de quelques gorgées de la vodka glacée dont on a pris soin, avant le départ, de remplir la topette gainée de cuir, héritée d’un grand-oncle amateur de boissons fortes. A quelques centaines de mètres, d’incertaines fumées tremblotent au-dessus du hameau de Crai. Le soleil n’a pas encore effacé, sur le bouquet de houx, cueilli une heure plus tôt, au profond d’un fourré, les merveilles du givre. Des chiens aboient sans beaucoup de conviction et d’inévitables corneilles croassent en chœur, perchées sur le squelette d’un antique pommier. La halte se termine par un café brûlant (toujours le thermos) et, pour les intoxiqués de la nicotine, par LA cigarette de la matinée.
On traverse Crai et la départementale 100 (encore elle) et on suit la petit route qui monte plein Est vers le Cerisier du Faîte. Juste en face, un chemin qui s’enfonce dans le bois de la Soillotte (attention, à la patte d’oie prendre à droite, toujours en direction de l’Orient). Suivez le ! Il mène à une petite route qui traverse le bois de Fontaine Nouvelle. Vous ne verrez pas la source. Elle coule, quelques centaines de mètres en contrebas, silencieuse et secrète comme ses sœurs, elles aussi ignorées
Là on marche en suivant, à peu de choses près la courbe de niveau, jusqu’à trouver à sa droite un chemin qui pique droit vers Vézelay. La montée, ici, est moins dure qu’en arrivant par le Nord. Elle se termine sur la place du Champ de Foire. Si c’est l’hiver un restaurant s’impose, mais par un beau jour d’été ou de printemps le mieux est de s’être mis d’accord avec quelqu’un de dévoué (femme, mari, cousin, ami…) qui vous attendra sur la terrasse de la basilique muni d’une ou deux glacières et d’un panier contenant les vivres et le matériel indispensables à la réussite d’un vrai déjeuner sur l’herbe.
Le déjeuner sur l’herbe est un chef d’œuvre en péril. Si nous n’y prenons garde, il succombera bientôt sous les assauts combinés des oukases diétético-sportifs, de l’absence d’imagination culinaire, des assiettes et couverts en plastique et des serviettes en papier. Il faut donc lutter avec l’énergie qui convient pour préserver une coutume qui est à l’origine de quelques chefs d’œuvre de la peinture et de la littérature et d’innombrables épisodes qui teintent de gaîté, de tendresse et de nostalgie nos sagas familiales (2).
Là, avant de monter dans votre familiale et écologique conduite intérieure, juste après avoir ôté vos chaussures de marche et les chaussettes qui vont avec pour les remplacer par de confortables et propres mocassins, vous regarderez le paysage et, citant Giono, vous murmurerez pour vous-même et la cantonade :
« Tout le bonheur de l’homme est dans les petites vallées »
Chambolle
(1) Pour les étrangers qui ne sont pas d’ici, les galvachers étaient des travailleurs saisonniers qui menaient des attelages de bœufs (du Morvan naturellement) utilisés pour le débardage et le transport des bois d’œuvre mais aussi pour toutes sortes d’autres marchandises. Il existe sur la galvache et les galvachers une abondante et régionale littérature.
(2) On trouvera une description de l’idéal du déjeuner sur l’herbe dans l’ouvrage (trop) méconnu de Lucien Tendret « La Table au pays de Brillat-Savarin »