II Le Chemin de l’Ouest
C’est le chemin des gens de la forêt. Ils ont tracé les sentes, laies et layons que je vous invite à emprunter. Souvent, d’ailleurs, ils n’ont fait que suivre les passées de la sauvagine. En dépit des chasseurs et des braconniers, elle est ici toujours présente. Bêtes noires et rousses sont chez elles dans ces grands bois où le chêne règne en maître. Pour peu que vous soyez à la fois matinaux et discrets, vous y croiserez sans doute un chevreuil. Quant aux martres, écureuils, fouines, renards, blaireaux, lièvres et sangliers, il vous faudra, sauf chance exceptionnelle, vous contenter de surprendre leurs traces dans l’humide des ornières.
Mais aujourd’hui le peuple forestier n’est plus que l’ombre de lui-même. Scieurs de long, charbonniers, sabotiers, galvachers (1), fagoteux, porchers et ermites chercheurs de simples, ont abandonné clairières, taillis et futaies. A peine si, de temps en temps, les vociférations hargneuses des tronçonneuses signalent qu’il existe encore quelques bûcherons. On croise de temps en temps leurs camionnettes déguisées en 4*4. Il arrive aussi qu’on rencontre, héritiers de Messieurs les Maîtres des Eaux et Forêts, une paire d’agents de l’ONF ou de gardes fédéraux patrouillant le massif à bord d’un de leur véhicule vert sapin. Tout cela pour dire que cet itinéraire est réservé à ceux que n’effraient ni la solitude ni ce vague sentiment d’inquiétude qu’on éprouve toujours quand on reste trop longtemps en sous-bois. L’enfance n’est jamais bien loin et nous sommes tous restés, si peu que ce soit, les cousins de Chaperon rouge et du Petit Poucet .
Le point de départ est situé sur la départementale 100 qui mène de Châtel Censoir à Vézelay. On laisse sa voiture à la sortie du hameau d’Avrigny où une ancienne carrière offre un parking rustique mais à peu près sûr. Puis on traverse la route et on prend plein Sud, un chemin qui grimpe entre les champs des Criaux, des Antes et de la Godillerie jusqu’au bois Berteau. On continue tout droit entre chênes, fayards et charmes jusqu’à atteindre la vallée de l’Homme Mort. C’est le moment de se souvenir que, dans ces grands bois, tous les loups n’avaient pas quatre pattes. De tout temps, et ici comme ailleurs, la forêt a servi de refuge aux rebelles avec ou sans cause. Derniers à avoir hanté les lieux, les maquisards dont des stèles éparpillées un peu partout rappellent que le mot Résistance gagnerait à être utilisé avec un peu plus de parcimonie. Mais tous les hors la loi ne sont pas également respectables. Certes, il n’y eut pas ici de brigands à complainte. Pas de Mandrin donc, ni de Guilleri, ni de Beau-François, à peine un capitaine Fortépices, et des bandits anonymes, coupeurs de bourses et de gorges, meneurs de loups, un peu fous, un peu sorciers, voleurs des grands et des petits chemins, tous, faute de grives aristocrates, plumant très bien les merles du tiers-état.
Sous le M de l’Homme Mort, la carte (IGN 2722O) annonce une patte d’oie. Il faut prendre à droite pour attraper, à quelques centaines de mètres de là, la route qui mène aux quelques maisons des Bideaux. Juste avant le hameau, on vire à gauche par le chemin qui, entre le Bois des Seigneurs et les Usages d’Asnières, conduit tout droit vers la mince bourgade de Crai.
Comment passer les Usages sans se rappeler que c’était ici, comme dans toute la France paysanne, le lieu dédié aux affouages. Affouage, le mot a un parfum. C’est le rude mélange des arômes qui s’exhalent d’un feu de branchages à peu près verts, d’une jument comtoise attelée au traditionnel quat’roues et des harengs saurs que le parrain faisait griller au grand air des bois, sans crainte d’empester une cuisine où régnaient des femmes incapables d’apprécier ce qu’une telle odeur peut avoir d’exaltant.
Le feu en moins, et si le temps est suffisamment hivernal, c’est une expérience gastronomique qui a son mérite que de déguster, en guise d’en-cas matinal, un bouffi ou un gendarme convenablement fumés. Naturellement, on aura pris la précaution de transporter cette vigoureuse gâterie dans une poche en plastique tenue à la main et qu’on abandonnera, après usage, dans la première poubelle rencontrée. On s’adosse au tronc du plus confortable des arbres de lisière. On dépiaute l’animal et on le déguste en l’arrosant parcimonieusement de quelques gorgées de la vodka glacée dont on a pris soin, avant le départ, de remplir la topette gainée de cuir, héritée d’un grand-oncle amateur de boissons fortes. A quelques centaines de mètres, d’incertaines fumées tremblotent au-dessus du hameau de Crai. Le soleil n’a pas encore effacé, sur le bouquet de houx, cueilli une heure plus tôt, au profond d’un fourré, les merveilles du givre. Des chiens aboient sans beaucoup de conviction et d’inévitables corneilles croassent en chœur, perchées sur le squelette d’un antique pommier. La halte se termine par un café brûlant (toujours le thermos) et, pour les intoxiqués de la nicotine, par LA cigarette de la matinée.
On traverse Crai et la départementale 100 (encore elle) et on suit la petit route qui monte plein Est vers le Cerisier du Faîte. Juste en face, un chemin qui s’enfonce dans le bois de la Soillotte (attention, à la patte d’oie prendre à droite, toujours en direction de l’Orient). Suivez le ! Il mène à une petite route qui traverse le bois de Fontaine Nouvelle. Vous ne verrez pas la source. Elle coule, quelques centaines de mètres en contrebas, silencieuse et secrète comme ses sœurs, elles aussi ignorées du monde, Fontaine aux lièvres, Fontaine au loup, Fontaine Marsin, et toutes les autres fonts, fontettes et fontenottes qui s’obstinent à offrir, année après année, une baignoire aux pinsons et des glissades aux geais. Au bout de cinq cents mètres, on laisse la route et on oblique à gauche. La piste débouche à la hauteur du Buisson Chrétien dont il faut suivre la lisière pour arriver au hameau de la Goulotte. C’est de là qu’on découvre Vézelay. On comprend immédiatement pourquoi les Zervos, qui recevaient ici tout ce que la peinture et la sculpture du milieu du XX° siècle avaient de grand, choisirent d’y bâtir leur maison. Aujourd’hui la bâtisse est le plus souvent fermée. Les collections léguées au bourg ont enfin, après cinquante ans d’incertitude (en Bourgogne nous savons donner du temps au temps) trouvé leur place dans le musée aménagé pour elles au bas de la rue Saint Etienne. Les quelques maisons du lieu ont des jardins de curé, des pelouses qui tiennent de la prairie, des meubles de jardin délavés, des balançoires artisanales et des clôtures approximatives. Elles laissent aux visiteurs des passages entre lesquels ils s’avancent pour faire le plein de souvenirs et de photographies, numériques ou pas. Les intoxiqués évoqués plus haut, fumeront ici leur seconde cigarette, les autres boiront à la régalade l’eau de leurs gourdes et bidons. Tous, après avoir descendu la rue principale, dévaleront à gauche un chemin creux, humide et pentu qui les amènera au flanc du coteau des prés Ravaudiers.
Là on marche en suivant, à peu de choses près la courbe de niveau, jusqu’à trouver à sa droite un chemin qui pique droit vers Vézelay. La montée, ici, est moins dure qu’en arrivant par le Nord. Elle se termine sur la place du Champ de Foire. Si c’est l’hiver un restaurant s’impose, mais par un beau jour d’été ou de printemps le mieux est de s’être mis d’accord avec quelqu’un de dévoué (femme, mari, cousin, ami…) qui vous attendra sur la terrasse de la basilique muni d’une ou deux glacières et d’un panier contenant les vivres et le matériel indispensables à la réussite d’un vrai déjeuner sur l’herbe.
Le déjeuner sur l’herbe est un chef d’œuvre en péril. Si nous n’y prenons garde, il succombera bientôt sous les assauts combinés des oukases diétético-sportifs, de l’absence d’imagination culinaire, des assiettes et couverts en plastique et des serviettes en papier. Il faut donc lutter avec l’énergie qui convient pour préserver une coutume qui est à l’origine de quelques chefs d’œuvre de la peinture et de la littérature et d’innombrables épisodes qui teintent de gaîté, de tendresse et de nostalgie nos sagas familiales (2).
Donc déjeuner sur l’herbe, puis un petit salut à la Madeleine. Un cierge s’impose, même aux consciences les plus résolument anticléricales. Ce lieu ne peut pas plus se passer de la lumière des bougies que Bagatelle de ses roses ou, en juin, les cerisiers de leurs merles moqueurs. Après cette station, culturelle et/ou mystique, on repart par où l’on est venu, sauf qu’aux Prés Ravaudiers, au lieu de tourner à gauche vers la Goulotte, on grimpe tout droit en direction de l’Ouest. Juste avant la lisière du bois, il faut se retourner et admirer une dernière fois la Basilique. Ensuite, il suffit d’aller tout droit jusqu’à la route qu’on suit à gauche, puis, un peu plus loin à droite jusqu’aux Chaumots. Après les dernières maisons du hameau, un chemin s’offre qui, à travers champs et bosquets, mène au bois de Mal Appris. Il convient, à la saison de la chasse, de s’assurer que nulle battue n’est en cours dans les parages qui vous obligerait, pour votre sécurité, à marcher sur les larges banquettes de la départementale 36. Si aucun fusil n’est en vue, on s’engage dans le sentier qui est juste de l’autre côté de la petite route de la Bertellerie. Par le Perchet et la Petite Forêt, il arrive à une croisée de chemins où perche une cabane légèrement de guingois (toujours la chasse) et continue tout droit jusqu’à une petite route qu’il traverse pour vous mener au petit et bien nommé village d’Asnières-sous-Bois. On fait sur la départementale, quelques dizaines de mètres en direction du Sud puis on tourne une première fois à droite pour suivre une rue montante qui n’est autre que l’amorce du fameux chemin de l’Ecce Homo. Deux cents mètres plus loin on tourne encore à droite et l’on n’a plus qu’à suivre la piste qui vous ramène à Avrigny.
Là, avant de monter dans votre familiale et écologique conduite intérieure, juste après avoir ôté vos chaussures de marche et les chaussettes qui vont avec pour les remplacer par de confortables et propres mocassins, vous regarderez le paysage et, citant Giono, vous murmurerez pour vous-même et la cantonade :
« Tout le bonheur de l’homme est dans les petites vallées »
Chambolle
(1) Pour les étrangers qui ne sont pas d’ici, les galvachers étaient des travailleurs saisonniers qui menaient des attelages de bœufs (du Morvan naturellement) utilisés pour le débardage et le transport des bois d’œuvre mais aussi pour toutes sortes d’autres marchandises. Il existe sur la galvache et les galvachers une abondante et régionale littérature.
(2) On trouvera une description de l’idéal du déjeuner sur l’herbe dans l’ouvrage (trop) méconnu de Lucien Tendret « La Table au pays de Brillat-Savarin »