Nous formons ainsi une formidable équipe et un très bon ménage. A Pierre la technique où il est devenu vraiment très fort, et à moi l’administratif et les finances. Le climat subtropical est agréable. Noël dans le jardin, c’est formidable. Une fois, deux fois, trois fois…Mais après, on commence à penser au pays et surtout, notre organisme n’est pas tout à fait adapté.
Le temps passant, je commence à éprouver des problèmes de santé et nous devons songer à regagner notre climat d’origine. Après diverses péripéties, nous vendons notre affaire…ou plus exactement, nous la bradons, ce qui est la règle en Afrique.
En août 1967, nous revenons définitivement en France par bateau. Mais en France, personne n’attend Pierre pour faire des travaux électriques. Il a alors deux possibilités : soit s’intégrer à un Groupe, mais ce n’est pas son genre…soit se spécialiser dans quelque chose de très particulier et difficile. A l’automne, il réfléchit à ce qu’il pourrait faire. Le PDG de la société AMAN lui propose de lui confier l’installation des groupes électrogènes qu’il fabrique, en particulier les « veaux à cinq pattes » comme les « temps zéro », une technologie très nouvelle à l’époque.
La SOVELEC – société vendéenne d’installations électriques – vivra jusqu’en 1989. Nous avions acheté en zone industrielle un terrain sur lequel nous devions bâtir avant 1971, ce terrain constituant un remploi de l’héritage de Papa. La SOVELEC, notre société, y construit un entrepôt et 600m² de bureaux. Je suis propriétaire du terrain – une poire pour la soif – et deviendrai propriétaire de l’ensemble en cas d’accident de Pierre. Les bureaux sont loués car Pierre ne travaillera jamais en Vendée.
De 1967 à 1974, il sillonne la France avec son équipe pour des installations sophistiquées de sources d’énergies : hôpitaux, stations météo, rien que des trucs complexes. A partir de 1974, il conduit des chantiers en Afrique et au Moyen-Orient. En Afrique, ce seront le Sénégal, le Cameroun, la Guinée équatoriale, le Congo Brazza, le Gabon, le Cap Vert, le Kenya, le Mali, le Maroc, Madagascar, le Zaïre…Au Moyen-Orient, l’Irak où il fera cinq chantiers. Je commence à prendre l’habitude de venir le rejoindre dans les régions que je ne connais pas.
A notre retour en France, j’ai immédiatement repris mes activités à la Croix-Rouge, auprès de ma « mère » CRF, Madame Joussemet. Mais voilà que je dois soudain faire un choix difficile. Paul Caillaud, me demande avec insistance d’intégrer son équipe municipale. J’hésite, mais après mûre réflexion, je reste à la Croix-Rouge. Ma vieille amie perd son fils en 1968. Jusqu’à sa mort à 82 ans, je travaille auprès d’elle et dois louvoyer entre elle et les Pouvoirs Publics pour faire marcher la Croix-Rouge départementale.
En mars 1971, Pierre a un accident de travail à Aix-en-Provence. Je le ramène en Vendée. J’aurai par la suite une bagarre épique avec la Société Générale, que je gagne. Pierre, plâtré, est installé à la maison. Madame Joussemet vient le visiter avec une bouteille de Champagne.
-Mon petit Pierre, je reviendrai la boire avec vous.
Le lendemain soir, elle meurt subitement. C’est un choc énorme pour moi. Cette fois, je suis vraiment et définitivement devenue adulte. Plus personne dans mon entourage à qui me raccrocher en cas de besoin. De plus, dans les quinze jours suivants, me voilà propulsée Présidente du Comité départemental de la Croix-Rouge, une fonction que j’assumais en fait sans le dire depuis plusieurs mois.
Me voilà donc chargée du Département. Je suis entièrement disponible puisque seule la plupart du temps, Pierre ayant des chantiers plus ou moins éloignés en France ou à l’étranger. Je fonce donc, crée de nouvelles activités.
Un échec cuisant toutefois. J’ai fait – avec Denise Faugère, très investie elle aussi en qualité d’épouse du Préfet – la sottise d’allier la CRF à la Municipalité de La Roche-sur-Yon pour la gestion de la crèche de la rue Victor Hugo afin d’en faire une crèche moderne, rue Ramon. Tout marche très bien jusqu’à l’élection de Jacques Auxiette à la Mairie en 1978. En bon socialiste, il municipalise la crèche. C’est une grosse arrête qui, aujourd’hui encore, n’a pas fini de descendre dans mon gosier.
Les décorations de la CRF, je les ai toutes, mais celle qui m’a le plus honorée est la Médaille Florence Nightingale, parce qu’elle est à la fois rare et internationale. Tous ces honneurs ne me sont pas décernés à moi. C’est la Croix-Rouge qui les reçoit. C’est à elle que je les dois.
Je deviens aussi Administrateur de la Croix-Rouge Française, dont je quitte le conseil d’Administration au bout de quinze ans en 1991. J’ai quitté le Comité départemental de Vendée en 1987 après avoir largement rempli les cinq mandats réglementaires. Je ne parle pas de tous les postes que j’ai occupés en 57 années de services actifs. La quête, je l’ai faite de 1926 jusqu’à ce que mes jambes refusent de me porter.
Parmi mes multiples occupations à la CRF, une m’intéresse plus particulièrement. Je suis Présidente du GRAD3 (Groupement d’Aide au Développement) et déléguée nationale pour le développement des Croix-Rouge africaines, étant avec mon amie Véronique Ahouanmenou les seules survivantes de la création en 1963 de l’ACROFA (Association des Croix-Rouge francophones de l’Afrique de l’Ouest). Une fonction qui l’a donné autant de travail que de satisfactions car la Vendée est à ce jour le seul département (sur le GRAD qui en compte 13) dont le Conseil général s’intéresse au développement en Afrique.
Un coup de chance, après des déboires au niveau national – dus à mon excellent caractère et à mon habitude de dire certaines choses peu agréables haut et fort sur la gestion de certaines instances – je fus un jour de janvier 1992 invitée à prendre contact avec le Directeur des Affaires Internationales du Conseil général de Vendée, qui vient de choisir le Bénin comme cible de l’aide du département en Afrique.
Je dois cette rencontre à François-Xavier Gendreau, qui fut Ambassadeur au Bénin lors de mes premières missions. Depuis, le Conseil Général m’emmène au Bénin, à offert à la Croix-Rouge béninoise un véhicule tous terrains. Je démarre 1994 avec une subvention de 200000 Francs qui va permettre de terminer le troisième poste médico-social que la Croix-Rouge (GR3) construit au Bénin.
Mais revenons en arrière. Je m’aperçois que j’ai survolé bien vite les vingt dernières années…
Connaissant l’horreur de Pierre pour les hôpitaux, j’avais fixé la date de l’opération après son départ pour le Cameroun. Les standardistes de l’hôpital attendaient mon départ avec impatience, car Pierre bloquait tout trafic sur Yaoundé pour savoir si tout allait bien. Huit jours après, j’étais à la maison, et trois semaines plus tard au Conseil d’Administration à Paris. Après avoir « pleuré » pendant quinze jours, j’obtins tout de même que la Croix-Rouge Française s’occupe des ses Croix-Rouge-filles en Afrique, regroupées au sein de l’ACROFA. Le Président Soutou, qui vient d’arriver à la tête de la CRF comprend l’importance de cette action, nos amis anglais ayant fait l’opération depuis longtemps.
Pour cette action en faveur du développement des jeunes Croix-Rouge africaines, nous avons conçu un dispositif : la France est divisée en huit GRAD (Groupements régionaux d’aide au développement). Le GRAD3 me concerne et m’a valu soit au titre du GRAD soit à celui de l’ACROFA depuis 1984, d’aller huit fois au Bénin, une fois en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Sénégal et au Burundi. C’est une activité que j’adore mais à laquelle je renoncerai après l’inauguration du troisième poste médico-social construit au Bénin, mes 75 ans pointant à l’horizon et Pierre appréciant de moins en moins me savoir au loin.
Vous nous acheminons ainsi doucement vers la retraite. En 1980, Yves me dit que j’y ai droit – j’ai cotisé volontairement. Une signature au bas d’un formulaire et je deviens « pensionnée de la Sécurité sociale ». Je me préoccupe auprès de la CRAM de la situation de Pierre.
Une vraie aventure : 80 trimestres validés seulement ! J’ai l’habitude des dossiers, mais le sien est particulièrement compliqué. Après bien des recherches, je réussis, avec l’aide du Secrétaire général du Syndicat des Entrepreneurs, à tout faire prendre en compte. Au premier janvier 1984, il est en retraite et compte quatre pensions complémentaires : la CIPS pour la période où il n’était pas cadre, la caisse des cadres du Bâtiment, la CNRO pour une année passée à la SNCF, l’IRCANTEC pour les cinq années de guerre. Le tout pour 800 Francs par an ….
Nous avions naïvement pensé qu’au moment où Pierre prendrait sa retraite, je quitterai alors la Croix-Rouge pour prendre un nouveau départ, et que nous entreprendrions un long voyage, type tour du monde avec de multiples étapes, pendant au moins trois mois. C’était compter sans le hasard…Le hasard prend les traits de Belle-maman qui, dès qu’elle a senti son fils revenu en France, devient encore plus exigeante.
Pendant les absences de Pierre, je réglais tout à l’aide d’une procuration générale. Je téléphonais tous les dimanches matins – malheur à moi si j’oubliais, quel cirque ! – et, une fois par mois, à l’occasion de ma venue à Paris pour le Conseil d’Administration de la CRF, j’allais passer une journée avec elle.
Désormais en Vendée, Pierre a dû se partager entre sa maison et Fosseuse (Oise), le leitmotiv devenant : « Vends La Roche et viens t’installer ici », la réponse étant régulièrement : « Tu demandes à ma femme et tu verras. » Après trois années d’allées et venues incessantes, nous réussissons à la placer dans une maison de retraite, ce qui ne dispense nullement Pierre de continuer à aller la visiter, alors que son frère ne fait aucun effort. A ce moment là, la Croix-Rouge m’est bien utile. Je commence à comprendre concrètement ce qu’est une belle-mère abusive. J’ai aussi un peu l’impression d’être un peu utile aux autres, car apparaît la « nouvelle pauvreté », cadeau de Tonton. Cette « nouvelle » pauvreté, avec moins d’intensité il est vrai, je l’ai toujours connue ici !
En 1989, Pierre a planté ses pommiers sur le terrain de La Guittière, près de La Roche, et commence à y faire construire son « château », un hangar où entreposer son matériel de jardinage. Au printemps, il se décide à réclamer une révision de sa pension militaire. Il doit constituer un dossier médical complet, avec une batterie d’examens. Découverte d’un taux anormalement élevé d’antigènes prostatiques. Rencontre avec un urologue : on lui conseille un « grattage », très classique chez un homme approchant les 70 ans. Comme il semble en excellent état physique, tout devrait bien se passer. Pierre est d’accord, on prend rendez-vous pour 3 à 4 jours d’hospitalisation, Pierre, jovial, conseille à tous ses amis de faire comme lui et de se faire tester.
Depuis une bonne dizaine d’années cependant, il fait un diabète. Le type parfait du « diabète fleuri de la quarantaine ». Tous les 6 mois, on lui fait une angio-rétino-photographie pour surveiller l’état de ses rétines. Je l’accompagne quelques jours après son intervention car, avec des pupilles dilatées, il ne peut pas, théoriquement, conduire. Avant de passer l’examen de routine, il monte saluer « ses » infirmiers en chirurgie. Pendant son examen, je patiente sagement dans la salle d’attente. Coup de téléphone du médecin :
Madame Briot, pourrez-vous remonter me voir avec votre mari après son examen ?
Je n’ai pas besoin de commentaires : c’est la tuile. Examen, scanner, le Docteur vient le voir pendant que l’on fait quelques investigations complémentaires à Pierre…pour gagner du temps, je suppose… Le résultat de l’analyse des « copeaux » est catastrophique, une vraie cochonnerie, une méchanceté comme dirait son copain de Tarbes. Classe 5.
-Ou on l’opère, ou dans trois mois, ça passe dans le sang et il meurt rapidement. Puis-je lui en parler directement ? Ou vous vous en chargez ?
-Allez-y, je vous soutiendrai….
Pierre revient. Le Docteur lui annonce la « bonne » nouvelle :
-Je vous opère dans quinze jours, prostatectomie complète sinon vous risquez votre vie, mais vous demeurerez impuissant.
Je prends la parole : je tiens à le garder vivant, quoi qu’il advienne. Pierre me regarde : réconforté à l’idée que la décision soit prise. Il sera opéré début décembre. Tout se passe bien sauf…que personne, ni le chirurgien, ni le service, ne lui a dit qu’il resterait incontinent, comme dans 2% des cas. Oubli regrettable car Pierre a énormément de mal à accepter son handicap, malgré le fait qu’il découvre combien nombreuses sont les personnes qui éprouvent la même infirmité.
Il en reste marqué, mon joyeux luron est devenu taciturne, souvent de mauvaise humeur, avec des moments de révolte. J’en prends mon parti, mais je suis si triste de le voir comme ça….
En 1989, notre cocker nous quitte et nous faisons l’acquisition d’Enzo, un fox-terrier anglais à poil lisse. C’est un petit chien adorable, très intelligent. Au sortir de son hospitalisation, Enzo « prend Pierre sous sa protection », ils vont devenir inséparables et cette petite bête va beaucoup l’aider moralement, et moi aussi par surcroît.
Je travaille toujours à la Croix-Rouge, nos déplacements sont limités à ceux que nous pouvons faire avec notre voiture. Je ne me rends pas compte que je suis entrée dans le troisième âge. Puisque je ne jardine pas, autant continuer à la Croix-Rouge où, tout de même, je commence à préparer mon départ, étant septuagénaire. J’enseigne les « ficelles » du métier à ceux qui m’entourent.
Mais je me retrouve brutalement à la tête de la Médecine du Travail de la Région Yonnaise, mon prédécesseur nous ayant laissés dans une panade juridico-immobilière épouvantable. J’assume, ne pensant pas pouvoir laisser sombrer une activité devenue légale et dont je fus un des membres fondateurs.
J’ai raconté plus haut comment le Conseil Général de Vendée était devenu un partenaire efficace de la Croix-Rouge et surtout un ami pour les actions au Bénin. En décembre 1992, il offre à la Croix-Rouge de Vendée une grande réception en son honneur à la condition que nous mettions tous les véhicules « en exposition » dans la cour du Conseil Général. Il en tient 12, avec une haie de secouristes et de bénévoles en uniforme. Nous en profitons pour remettre toute une série de décorations CRF auxquelles Philippe de Villiers ajoute la Médaille du Département.
1993 est une grande année pour Pierre et moi. Nous avons décidé de nous doter d’un fils, n’ayant pas été capables d’un fabriquer un nous-mêmes. Nous concrétisons juridiquement une situation de fait le 6 décembre 1993 en devenant les parents adoptifs de Claude, les beaux-parents de Marie-Pierre, et les grands-parents d’Anne-Christine, Florence et Victoire. Pierre prétend que c’est la meilleure idée que j’ai eue, et j’en suis tout à fait persuadée. C’est vraiment formidable de pouvoir choisir ses enfants !
Dans notre existence un peu vide sur le plan affectif, malgré la Croix-Rouge, la Médecine du Travail, le jardin, Noirmoutier, Enzo…, nous nous retrouvons enfin comme un ménage normal, avec une continuité…
Mon père me disait :
-Tu verras, après 50 ans, les années passent deux fois plus vite, et trois fois plus vite après 60 ans.
J’ai du mal à réaliser que j’ai maintenant bientôt 75 ans. Le survol de ma biographie est très incomplet. J’ai l’impression d’avoir rempli deux vies : la mienne, toute bête, celle des femmes de ma génération, et une autre, pleine de petites et de grandes – disons moyennes – aventures.
Soixante quinze ans, c’est l’âge de la retraite des cardinaux. Aurai-je la sagesse de tenir le pari de m’arrêter à 75 ans ?
Finalement, malgré des moments très durs – l’année 1940 – je me serai bien amusée et, après tout malgré l’arthrose, j’aimerais bien que cela continue encore quelques années…
La Roche sur Yon, avril 1994.
FIN
Addendum : Jacqueline a encore vécu jusqu’en 2002, Pierre, rattrapé par une leucémie fulgurante, était parti en 2000. Son dernier devoir, avant d’être hospitalisé, fut de se préoccuper de faire donner une mort douce à Enzo, car il savait qu’il ne supporterait pas la séparation…