Les 10 albums les plus effroyablement beaux que l'on refuse d'écouter le soir en rentrant du boulot

Publié le 07 décembre 2010 par Bertrand Gillet

Lorsque l’on rentre fourbu du travail sous les coups de 18 heures pour les uns, 22h30 pour les autres, il arrive qu’après avoir enfilé ses pantoufles et sa robe de chambre de soie rouge on se serve un petit scotch. Une bonne pipe arrimée à la bouche, on parcourt alors les dernières nouvelles du jour. D’autres troqueront rapidement la pipe et le journal contre un disque dont les bienfaits mélodiques panseront les plaies morales accumulées en une journée harassante. Mais il existe dans la longue histoire du rock quelques exemples à ne pas mettre entre toutes les mains (imaginez les oreilles), un petit lot d’albums que l’on ose à peine écouter de peur de faire fuir femme et enfants, de ces disques dont la seule évocation glace la sang du commun des mortels qui, il faut bien le dire, passa la plus grande partie de sa vie à les ignorer benoitement. Dix œuvres aussi intenses que flippantes qui provoqueraient une vague massive de suicide dans le marché, au combien touché, de la téléphonie. Dix créations interdites aux novices, aux blaireaux adeptes des braillards québécois ou, ni allons pas par quatre chemins, aux moins de 18 ans passés à arpenter les chemins séminaux de la pop. Pour les autres, accrochez vos ceintures, éloignez vos calibres et vos cachetons de Prozac, here come the dark…

Hé, débuter cette chronique par le mec le plus cinglé de la planète rock me paraît un choix plus que justifié. The Madcap Laughs, littéralement « les rires nerveux », incarne le stéréotype de l’album plombant et pas seulement en raison du parcours chaotique de Barrett. Que n’a-t-on écrit sur le mythique leader du Pink Floyd. Au-delà de l’histoire, c’est dans la musique qu’il faut essayer de trouver les clés du personnage. Penchons-nous d’abord sur l’artwork. On imagine le caractère épique de la séance de shoot. Barrett assis sur le parquet, pieds nus, littéralement figé, du kohl sur les yeux, un pot de fleur posé là, comme oublié. Au verso, une femme nue qui n’est autre que sa petite amie de l’époque, uniquement connue sous le nom d’Iggy l’Esquimau !!! Ok, ambiance. Le pire reste à venir. Jamais un album n’avait exprimé à ce point la nature profonde d’un homme. Ici en perdition. The Madcap Laughs dresse le portrait d’un Dorian Gray pop. Chronique d’une chute annoncée pour raison d’addiction au LSD. Terrapin confirme le verdict : c’est un début hagard, tournant au ralenti comme un lendemain de descente. Impression accentuée par le jeu squelettique du musicien dont le médiator, frappé d’inertie, ne peut se résoudre qu’à frotter les cordes. Cinq minutes d’un calvaire méthodique et mélodique. Sur No Good Trying, les musiciens de Soft Machine se sont invités. L’orgue fuzz de Ratledge semble fait pour la chanson qui retrouve les accents névrotiques de Lucifer Sam. Golden Hair et Long Gone débarquent en forme d’apogée noire, transfigurés par Le timbre lugubre de Syd. Mais les séances d’enregistrement sont chaotiques. Barrett s’avère parfois incapable de tenir son instrument ou de placer sa voix comme en témoigne l’entame ratée de If It’s In You. Toute la singulière beauté du disque réside dans ce moment de vérité. Une œuvre pleine de fêlures que l’artiste semble déserter, comme s’il n’en était qu’un témoin impassible. Dark Globe, She Took A Long Cold Look ou le pathétique Feel aux langueurs malades n’ont pas fini de vous hanter. A jamais.

Lou Reed, l’homme qui effraye le bourgeois. Circonstance aggravante, cet intello du rock qui se rêvait en guitariste rythmique crèche à New York. La grosse pomme mangée par le ver du vice. Un premier album laisse critique et public indifférents. D’où la formule désormais célèbre « Peu de gens ont écouté The Velvet Underground & Nico… ». White Light White Heat s’annonce dans l’esprit de Lou plus radical encore. A commencer par la pochette noire nantie d’une simple typo blanche. Les multiples rééditions ont fini par effacer cette épaule dessaturée sur laquelle apparaît un tatoo discret mais sauvage. Rien de quoi inquiéter votre épouse sur votre orientation sexuelle. Rassurez-vous. En revanche, si vous décidez de laisser votre lecteur CD avaler cette galette brute et en régurgiter la musique, là, les choses vont se gâter. A mesure que le morceau titre entonne son rock vénéneux, une sensation de malaise s’empare méthodiquement de vous. Comme un goût bizarre dans votre bouche. Avec son histoire déroulée, monocorde, dans une enceinte et la mélodie diffusée dans l’autre, The Gift est un don du ciel. Un trip moelleux apaisant. Manque de bol, Lady Godiva’s Operation résonne comme une lente dissection de vos deux lobes, une forme de torture en frappes chirurgicales. A ce moment précis, un lent filet de sueur s’écoule tel la peur rampante le long de votre dos. Comme pour mieux vous tourmenter, ce vieux Lou enchaîne sur une de ces pop songs dont il a le secret, Here She Comes Now, vous semblez reprendre vos esprit mais là encore le coup fatal : de l’électricité pure se met à vous vriller le cerveau. Tant et si bien que sur les quatre minutes que compte I Heard Her Call My Name, le refrain paraît à peine audible. Ce qui constituait la deuxième face passe alors dans un fracas rock à vous foutre les chocottes. Sister Ray. Une petite sœur pas si innocente que cela. Une sorte de harakiri fait son. Guitare, orgue et batterie se fondent en une lave sonore brûlant ce qui vous reste de cervelle et vous vous mettez alors à faire les cents pas dans votre salon sous les regards médusés de votre petite famille qui songe alors à appeler les urgences. Vous finissez ensuite interné. Lumière blanche/chaleur blanche… La cellule capitonnée d’un hôpital psychiatrique quoi.

Spooky Tooth, gentille formation anglaise psyché rock, aurait très bien pu ne jamais figurer dans cette sélection. A un détail près. La présence du pape français de l’électronique contemporaine Pierre Henry au générique de Ceremony. Et c’est bien cette collaboration qui lui confère une dimension inquiétante. Les fracas métalliques du gourou conjugués au rock efficace de Spooky Tooth contribuent à faire de l’opus une franche réussite dans l’horreur musicale. Les six morceaux suivent la logique d’une messe mais résolument païenne. La pochette peinte par John Holmes, elle, est le véhicule graphique de cette gêne que les chansons distillent avec force. D’une technique rappelant celle des peintres hollandais, l’artiste offre une relecture psychotique de la crucifixion. Quand l’album sort en janvier 1970, c’est la consternation. Public et critique, sans même parler des membres du groupe eux-mêmes, tous sont déboussolés. Sous le choc. Les titres proposent, dans leur quasi totalité, de longs développements instrumentaux guidés dans cette noire procession par la voix majestueuse de Gary Wright. L’apport de Pierre Henry en sorcier du son demeure central dans l’œuvre qui, sans cela, n’aurait sans doute pas échappé à la platitude. Ces excroissances aux rythmiques concassées dynamitent littéralement chacun des six morceaux. Et l’on ne peut rester insensible à ce bruit qui pense. A dire vrai, le sentiment frise la jubilation comme sur le morceau du même nom qui débute pourtant de façon assez classique. L’orgue disserte en une enivrante litanie qui s’interrompt alors pour laisser place à un bégaiement strident, mixé de telle façon qu’il en devient insupportable. Puis les instruments rock donnent à nouveau de la voix. On hésite entre 1/ L’hilarité totale, 2/La curiosité réelle, 3/LA démence progressive. Confession commence dans les martèlements synthétiques, votre tête est comme prise dans un étau. Une fois encore l’orgue inaugure un retour au calme salvateur. Mais les machineries s’emballent et tout ce petit monde d’emmener le titre vers des confins insondables. Prayer. Prière de revenir à un format plus folk, les arpèges acoustiques tissant un canevas aussi subtil que rassurant. Offering et Hosanna viennent démolir cette paix factice. Ils dérapent vers l’abîme et l’auditeur avec. Spooky. Effrayant en d’autres termes.

Vous me direz, « hé, cool, un folk singer » en songeant aux ambiances pastorales et peace qui s’échapperont d’ici peu telles des bougies d’encens. Les gars, je vous arrête tout de suite, car Leonard Cohen trouve naturellement sa place dans ce classement plombant. Songs From A Room, son deuxième album sorti en 1969, multiplie les appels à la déprime. Oh bien sûr, rien de bien dommageable chez ce poète canadien converti aux affres de la pop culture. Nan, ce qui vaut à Leonard Cohen de figurer dans ce palmarès tient en deux points. 1/ La voix du maître. Lancinante. Passée au ralenti. Comme une ultime exhalaison de vie. 2/ Les compos. Quoi de plus cafardeux que cette chanson du partisan qui rappelle les plus sombres heures de notre histoire ? Il y a dans cet opus une forme de pesanteur molle qui en même temps fascine. Une musicalité en noir & blanc à l’image de la pochette où le portrait de l’artiste n’est qu’une tache d’encre dans la blancheur immaculée ; il semble y disparaître. Ecouter ce disque aux heures reculées de la nuit, c’est risquer de se noyer avec l’auteur dans ces langueurs impavides, quasi morbides. Impression de bizarrerie accentuée par la production minimale, sans esbroufe, de Bob Johnston. Quelques violons élimés et surtout cette jew’s harp dont le résonnement demeure un écho au silence lui-même. La neurasthénie frappe ces Songs From a Room : la chambre du poète où seule brûle la bougie qui accompagna ces longues soirées d’écriture. Car au fond, si la musique se met en retrait c’est pour mieux faire parler les mots de Cohen dont la carrière musicale n’est que la face cachée de l’iceberg artstique. Ces mots-souffles s’étirent jusqu’à l’extrême dans une inertie sublime et rédemptrice. Plaintives, exténuées, ces vignettes ne sont que calmes tempêtes, celles de l’Histoire, des amours déçues ou de la mort. Au fond, Cohen n’apparaît-il pas comme un folkeux Proustien qui chancèlerait à force de trop se pencher sur sa vie. Seems So Long Ago, Nancy et son orgue fluet bouleversent mais le vrai tour de force tient dans l’enregistrement, la captation de la voix de l’artiste, si singulière, si triste. Neil Wilburn l’ingé son, pur produit des studios de Nashville (!!!), y insuffle une subtile dose de réverb’ conférant à certains titres une aura fantomatique. Le verbe, magnifique, ouvragé, constitue l’autre atout du glauque ménestrel. Les vers tirés de Bird On The Wire, "Comme un oiseau sur le fil / Comme un ivrogne dans un chœur d'église / J'ai tenté, à ma façon, d'être libre" sont d’une beauté sinistre. A vous foutre les jetons. N’en dites rien à vos rejetons.

Adoré des uns, détesté des autres. Je vous présente Trout Mask Replica de Captain Beefheart & His Magic Band. Trout Mask Replica, le lecteur ; le lecteur, Trout Mask Replica. Et ne partez pas… Enfin pas tout de suite. Proto punk, rock expérimental, avant-garde, free jazz ou tout simplement peut-être du blues ?... Pour percer le mystère de cet album, il ne suffit pas de s’arrêter au seul nom de Frank Zappa, apôtre du bizarre et producteur de la dite œuvre. Je dois bien l’avouer, je n’ai écouté qu’une seule fois Trout Mask Replica et pourtant je demande l’autorisation d’en parler devant vous. De ce panthéon, il s’agit sans doute du disque le plus singulier, le plus fou qui vous terrasse dès les premières secondes pour vous laisser sur le bord de la route, la gueule plongée dans le Delta. Au point de me dire qu’un tel disque envoyé aujourd’hui dans toutes les maisons de disque ne passerait même pas l’accueil. Et pour cause. Avec vingt huit morceaux oscillant entre une minute trente et quatre minutes, il y a de quoi déboussoler n’importe quel amateur de rock normalement constitué, c’est-à-dire apte à apprécier à sa juste valeur une œuvre non commerciale. Il y a aussi ces titres iconoclastes aux formulations surréalistes comme Orange Claw Hammer, The Blimp (Mousetrapreplika) ou encore Neon Meate Dream Of A Octafish. Sans parler de Dachau Blues dont le sujet lui-même filerait le blues à tout un chacun. Dépassés ces a priori, il faut se livrer corps et âme à la musique, bancale, couillue, dingo, géniale. Aux guitares aériennes de Jeff Cotton, rebaptisé pour l’occasion Antennae Jimmy Semens, s’ajoute pour notre plus grand bonheur tout un attirail de cuivres ululant et qui colorent l’œuvre de façon atypique (Ant Man Bee). Et puis la voix de Don Van Vliet alias le capitaine cœur de bœuf, incroyable, pleine, dérangée, libre, le premier vrai chanteur de blues blanc qui, je dois bien le dire, n’a rien à voir avec ce clown prétentieux de Michel Jonasz : ce dernier a toujours prétendu au titre sans en posséder les attributs, les talents. Pour revenir au sujet qui nous occupe, la légende prétend que le capitaine composa la totalité des morceaux en huit heures et demie. Certes, le résultat s’en ressent sans pour autant susciter l’ennui ou le mépris. Un commentateur avisé qualifia cette musique de blues cubiste. Je crois qu’il n’existe pas d’expression plus juste. Ces sonorités conflictuelles aux structures chaotiques placent l’œuvre au cœur de l’art, un art contemporain à la fois absurde et touchant qui en influença plus d’un à commencer par Tom Waits. Désormais, le masque est tombé. Cet album culte « fish » la trouille.

Premier point de détail qui en douchera plus d’un, nous parlons d’un groupe allemand, Amon Düül II. Deuxième précision qui fera fuir les autres, Yeti est un double album. Entamons pour les plus courageux l’explication de texte de ce disque au prisme de notre thématique. Yeti. Une masse. Un monstre fumant. Un étron magnifique. Des morceaux saucissonnés. Des bribes de soli comme autant d’astéroïdes fous. Des chants traversés d’envolées opératiques, parfois teutonnes dans le texte, des violons guillotinant toute tentative de mélodie. Et puis ces pans entiers d’électricité rougeoyante, malléable. Autant le dire, ça ne rigole pas. Déjà la pochette s’emploie à écarter le quidam du rock aspirant en cette fin de journée à des chansons apaisantes. Il n’en est rien. Pour la petite histoire, la faucheuse aux faux airs de Iggy Pop s’appelle Wolfgang Kirschke, ingé son du groupe qui décéda d’une hypothermie lors d’un trip au LSD. Quant à la musique à proprement parler, aucune cohérence dans le propos : le tout se veut sauvage, psychotique, affolant, débraillé, halluciné. On passe d’un intermède acide d’à peine deux minutes aux longues suites instrumentales qui se perdent en route, nous avec. Mais revenons au groupe. Amon Düül est la rencontre symbolique entre le dieu égyptien du soleil et son homologue turc chargé de la musique. Un concept au premier abord propice à déclencher l’incompréhension des masses. En 1967, la première incarnation relève plus de la communauté hippie où l’on se fait un point d’honneur à partager une brosse à dents à vingt. Installé à Cologne, le collectif investit toutes les formes d’art, peinture, théâtre, musique, le tout dans une ambiance délétère mais au combien politique. Malgré la paix apparente, ce joyeux bordel couve une révolution qui débouchera sur une scission : Amon Düül conserve son penchant pour l’anarchie, chaque personne capable de tenir un instrument se voit alors considérée comme musicien. En parallèle, les vrais musiciens se regroupent dans la formation jumelle Amon Düül II. Un premier opus est rapidement mis en boîte en cette année 69. Certes, cette livraison peu conventionnelle peut rebuter, elle réserve pourtant des passages plus qu’intéressants. Amon Düül II récidive un an plus tard avec Yeti. Délirant d’un bout à l’autre, cette plantureuse démonstration des qualités du groupe assomme, déboussole par son radicalisme, entre proto hard et musique planante. Chant hanté sur Eye-Shaking King, déconstruction mélodique sur Pale Gallery, impro contemplative sur Yeti et le bien nommé Yeti Talks To Yogi, sirtaki cosmique sur Cerberus. Comme un alcool fort, ce disque se boit d’une traite, et quand ses vapeurs montent cogner à la porte de votre esprit, la perception bascule. Vous aussi. Et pendant ce temps, vos enfants vous dénoncent à la police.

On associe généralement David Bowie au glam. Et à juste titre. Le glam, ce sont les paillettes, les lumières, les strass, ces pistes de danse qui s’étalent sur des kilomètres galactiques où les étoiles ne sont que scintillements de cocaïne. Oui mais non. Je m’explique. En 1970, David Bowie se cherche. Musicalement mais aussi à travers ses diverses incarnations. Avec The Man Who Sold The World, l’androgyne Bowie, habillé en femme sur la pochette, opte pour un rock très hard. Ici la violence prédomine mais pas que. Alors que Width Of A Circle démarre tambour battant, riffs agressifs, rythmique sautillante, solo débridé (Mick Ronson se fait littéralement plaisir), l’album rapidement vacille. Derrière la formule simplissime de Black Country Rock et de Running Gun Blues, certains titres plongent l’auditeur du soir dans un gluant malaise. All The Madmen d’abord. Des arpèges calmes mais au combien stressants ouvrent cette chanson aux paroles cryptiques qui finissent sur ces vers emblématiques et quelque peu malsains « Zane, Zane, Zane, ouvre le chien ». Sympathique programme en vérité que la suite va rapidement confirmer. Car Bowie ne s’arrête pas en si mauvais chemin. After All valide définitivement les intentions bizarres de l’auteur que les macabres « Oh by jingo » chantés par Ronson ne dissipent en rien. Quant à She Shook Me Cold, les mots semblent judicieusement pesés tant la froideur demeure palpable. David Bowie représente avec Lou Reed et Iggy Pop les symboles mêmes de la déviance : ils sont synonymes de coke et de plaisirs livides, et Bowie, autant que les autres, suinte le mal absolu. Cet album en est la preuve ultime, définitive. N’essayez donc pas la nuit venue d’endormir vos marmots au son de cette musique lourde, sombre et chancelante. Ils s’enfonceraient à coup sûr dans je ne sais quel cauchemar pop dont on ne ressort pas indemne. Plus tard, Bowie s’intéressera au rock allemand, allant même enregistrer à Berlin, entre 1977 et 1979, sa mythique trilogie Heroes/Low/Lodger. L’homme qui voulait vendre le monde, quant à lui, est un disque lent, morne, mais aussi violent, âpre, rougeoyant. Une œuvre à qui l’on répond par d’avides beaux oui.

« Hé chérie, ce soir pourquoi ne pas écouter Metal Music Machine au lieu de regarder Dechavanne, hein qu’en penses-tu ? ». La porte vient de claquer et vous vous retrouvez seul, comme un con. Madame est repartie chez sa mère que vous ne teniez déjà pas en estime. La raison est simple : vous avez cité le cinquième album solo de Lou Reed (le cerveau tordu du Velvet) paru en juillet 1975. A la base, il s’agit d’un pied de nez dissonant et cacophonique à sa maison de disque qui fait alors valoir une quelconque obligation contractuelle. Histoire de faire chier ses cadres endimanchés trois cent soixante jours par an, Lou décide d’enregistrer quatre longues suites de 16 minutes remplies de feedback de guitare mixé à différentes vitesses. La bonne blague. Mais sans le savoir, le maître velvetien grave l’une des premières œuvres de rock industriel. Pour la chronique, la chose est simple. Metal Music Machine se résume à soixante minutes de magma sonique, un gigantesque acouphène électrique. Le pire dans tout cela ? Quand on y prête attention, on arrive presque à discerner des séquences mélodiques, comme autant de petits mantras ébahis. Vous l’aurez compris, il demeure impossible de décrire réellement la matière musicale de Metal Music Machine, il faut oser s’en approcher pour se faire une idée. Car ici, la radicalité prévaut. Des guitares donc, en feedback incessant, pas de chant ou de rupture de rythme comme dans le rock progressif mais un flot continu et sonore dont l’apparente monotonie cristallise toutes nos peurs. D’auditeurs. On n’avait jamais rien entendu de tel, car habituellement, rock ou pop s’attachent dans leur proposition même à dispenser au plus grand nombre des chansons au mieux accessibles, au pire audibles. Rien de tout cela ici, alors que Lou nous avait pourtant habitué aux vignettes les plus délicates comme I’ll Be Your Mirror ou Femme Fatale, sans parler des chansons doucereuses du troisième album du Velvet. Il retrouve ce goût pour les tempêtes soniques des longues plages antérieures, à l’époque où son groupe s’engluait progressivement dans la drogue et le vice. Malgré le succès commercial de Transformer, produit par le visionnaire Bowie, Lou remet le couvert sur Metal Music Machine dont le nom résonne aujourd’hui comme une scie sauteuse s’attaquant à votre crâne dans une sorte de meurtre artistique et sacrificiel. Si cela ne venait pas de Lou Reed, j’aurais insulté l’artiste. Mais quand on a sorti Berlin deux avant, on peut se permettre cette folie, cet ovni brut, massif, abrasif. En un mot. Fou.

Ces plaisirs inconnus le sont et pour cause. Qui trouverait le temps, dans une vie résolument ordonnée, voire prendrait le risque de se laisser « glisser » à la seule écoute du premier album de Joy Division qui clôt si magnifiquement la décennie seventies ? Peu de gens en vérité. Contrairement à d’autres candidats, La division de la joie, en référence aux bordels organisés pour accueillir les troupes allemandes pendant la seconde guerre mondiale, opte pour un format assez classique avec des chansons oscillant entre trois et quatre minutes. La musique du groupe reste le catalyseur du mal-être de son leader Ian Curtis. Epileptique, le jeune chanteur entre littéralement en transe lorsqu’il investit la scène. Backstage, il s’adonne à la lecture, poètes romantiques, tout en écoutant les classiques, Doors, Bowie, Lou Reed. Signé par Factory, l’un des premiers labels indépendants, Joy Division fait sensation avec son premier opus dont les paysages en électroencéphalogrammes annoncent la couleur… Noire. Lapidaires, dénudées, ces chansons n’en demeurent pas moins puissamment incarnées. Dès le début, Disorder sonne comme une urgence, rapide, blême, avec ses synthés en coulées livides : c’est un souffle de vie en suspens, une ambulance filant dans la nuit froide de Manchester. Les neuf morceaux suivants empruntent la même voie… Sans autre issue que la fin. Inéluctable. Oh, bien sûr, après vous avoir tétanisé par mes commentaires glabres, je dirai que l’œuvre éblouit par sa puissante mélancolie. Eminemment belle, elle se révèle même indispensable mais choisit autant son auditeur que le moment idéal pour se livrer. Candidate louvoie alors qu’Insight charme par sa volupté blafarde. La voix de Curtis, intense, profonde, assure en direct la chronique de sa mort future. She’s Lost Control, ce contrôle qui maintient cet homme fragile en vie. Le contrôle avant l’abandon de soi. Alors que Ian Curtis s’enfonce progressivement, la critique elle répond très positivement à Unknown Pleasures. Un deuxième album scellera le destin du groupe. Fin de l’histoire. Attendez, attendez ! Je voudrais faire une entorse au règlement que je me suis imposé. Que serait Unkown Pleasures sans Closer, son frère ennemi. Un disque qui inaugure avec force les années 80 cyniques et friquées. Un disque-épure dont les mélodies blêmes et suprêmes frappent comme autant de fines lames. Et pour cause, il s’agit d’une œuvre posthume : Ian Curtis, leader malade, met fin à ses jours le 18 mai 1980. Vu sous cet angle biographique, sa lente et progressive découverte n’en est que plus claustrophobique. La généralisation des synthétiseurs en accentue la sensation. Closer, au fond, se veut plus proche de la mort… Mais aussi de l’éternité.

Logique mais il fallait terminer ces 10-là par le deuxième opus de Syd, sobrement nommé Barrett. Sans aucune logique chronologique. Mais là encore, avec ce disque, l’artiste incarne plus que jamais la figure emblématique de la folie. Qui fait ici son œuvre. Musicale en l’occurrence. Avec ses abeilles (???) griffonnées sur fond blanc, on en conclut à une sorte de test de Rorschach, preuve ultime que rien ne tourne rond chez Barrett, y compris sur vinyle. Quel homme solide, en bonne santé, peut aller jusqu’au bout d’un tel album, le soir après une rude journée de labeur, sans éprouver un réel et rampant malaise. Tout respire ici la dinguerie. Cet artiste hors-norme et bord cadre délivre ici quelques-unes de ses chansons les plus allumées. Oh certes, ses amis musiciens, les Wright, Gilmour et autre Mason tentent tant bien que mal de rendre le propos acceptable d’un point de vue mélodique. Mais le chaos semble très vite reprendre le dessus. Pour le plus grand bonheur du psy qui vous suit chaque semaine et dont le canapé fonctionne comme le véhicule de votre lente dérive mentale même si vous aimez vous convaincre du contraire. En douze morceaux, Syd compose un hymne à l’indolence. Love Song s’écoule dans un rythme pataud qui vous saisit et vous scotche dans une somnolence rondouillarde. Même sentiment décalé à l’écoute de Dominoes qui traduit l’ennui vague des après-midi pluvieux de Cambridge, et les guitares inversées ne changeront rien à cet état de fait. Les claviers engourdissent alors l’auditeur naïf dont la paralysie semble imminente, tout n’est que léthargie. Qui prend les formes du cauchemar dans It’s Obvious, littéralement malsain ou dans Maisie, blues ombrageux où l’économie de mots traduit déjà la fuite en avant de Barrett. Je mets au défi n’importe qui d’écouter jusqu’à la dernière seconde ce titre stupidement génial. Bien sûr, il y a quelques passages lumineux, Gigolo Aunt, Waving My Arms In The Air et I Never Lied To Me où la voix, convenable, s’affranchit de l’apesanteur morbide des précédents titres. Wolfpack reste à n’en point douter la chanson la plus hallucinée de l’album, voix et guitare échappant ici à toute loi, toute conformité. Nous nous sommes éloignés des rivages du psychédélisme anglais, perdus en pleine mer, dans la tourmente où ballotte l’âme abimée de Barrett telle une coquille de noix. Les arrangements semblent s’être parfaitement coulés dans la logique (?) effarante du songwriter qui bientôt quittera ses habits de rock star pour aller se cloîtrer entre les murs de sa propre aliénation. Ironie du sort, cette chute a fait de lui un mythe vivant avant de nous quitter pour de bon, gros, chauve, plus anonyme encore qu’un symptôme. Lui au Paradis, ce doit être l’enfer…

Pour les quelques courageux qui ont eu le cran de rester jusque-là, je vous mets en garde immédiatement (soyons franc) : vous trouverez ci après des liens qui vous mèneront vers ces trésors interdits, de ceux que l’on ne passe pas impunément, comme ça sur un coup de tête de peur de subir l’ire familiale, voire la réprobation générale. La société n’est pas prête à accepter certaines œuvres, dissonantes et radicales, qui feraient passer Koons à Versailles pour une réunion de sympathiques boys scouts. L’ordre établi ne peut s’y résoudre et il faudra s’inventer de nombreuses cachettes pour que résonnent alors, dans le silence d’un réduit, loin du monde, de votre patron, de vos collègues affables, de votre femme aimante, de vos enfants soigneusement coiffés après le bain et de votre fidèle toutou ces albums à nul autre pareils.













07-12-2010 | Envoyer | Commentaires (1) | Lu 2867 fois | Public Ajoutez votre commentaire