Basquiat, éblouissant et calme

Publié le 08 décembre 2010 par Marc Lenot

L’exposition Basquiat, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 30 janvier), génère, autant que Larry Clark, des longues queues devant le musée, et c’est un succès mérité, car cette exposition est très complète (près de 100 tableaux sur les 800 qu’il a peints) et remarquablement bien présentée. Non seulement elle déroule son oeuvre chronologiquement, mais elle met aussi l’accent sur des thèmes sous-jacents, non seulement sa dimension christique et autodestructrice, mais aussi sa fascination pour les lettres, les mots depuis sa familiarité avec Kossuth jusqu’aux graffiti, puis aux cartographies de textes qui occupent certaines de ces toiles. Un des paradoxes qui ressortent de cette exposition est que sa négritude a été un tel ferment de son travail que, d’une certaine façon, le fait d’être noir (et, alors, quasiment, le seul artiste noir américain) lui a permis d’explorer des voies nouvelles, de se défaire de normes, de règles alors dominantes, dont un artiste blanc aurait alors eu plus de mal à se dégager.

Beaucoup de ses toiles sont des messages, plus ou moins codés, sur le racisme : l’homme écorché, car ainsi on ne voit pas la couleur de sa peau, Catfish, le poisson-chat, nourriture des pauvres Noirs du Sud ou cette superbe ‘Slave Auction’ de 1982 (en haut), comme un cri à l’adresse de la société blanche. L’homme noir, prisonnier, humilié mais qui va triompher, et Basquiat s’en voit le héros, et le héraut, aux côtés des boxeurs et des jazzmen, les seuls noirs qui s’en sortent (’Cassius Clay’, 1982).

Mais Basquiat, s’il est révolté, n’est pas un activiste politique (même si quelques toiles, comme Per capita, en donnet parfois l’impression), et il sait fort bien composer son personnage et trouver sa place dans le monde (tout blanc) de l’art new-yorkais; il a un sens aigu du marketing (le New York Times Magazine du 10 février 1985 le met en couverture, avec le titre “The Marketing of an American Artist”), est très sensible à son rang, et à sa cote, et fait tout pour l’améliorer. Il y a plusieurs exemples ici de la désastreuse aventure avec Warhol, où les deux artistes, travaillant ensemble, tentent chacun de dévorer l’autre, le plus âgé espérant un regain de popularité de la part du plus jeune et celui-ci tentant comme une sangsue de prendre la main, d’imposer son style. Moyennant quoi ces tableaux à quatre mains sont déroutants et, au fond, plutôt tristement loupés (’6.99′, de 1985).

Non content d’être noir, Basquiat est drogué et bien des toiles traduisent cet état second, exacerbé, hors de ce monde. Voyez ce pastel (’Head of Madman’, 1982) portrait aux yeux exorbités, aux cheveux dressés, aux narines dilatées, à l’immense bouche en rictus, cette stupéfiante tension électrisée. Il faut lire le récit romancé (saviez-vous qu’il fut l’amant de Madonna ?) d’Anaïd Demir “Le dernier jour de Jean-Michel Basquiat” qui transcrit très bien cette dépendance, et son incapacité à en sortir.

Mon étonnement est venu du film de Stephen Torton ‘One Day on Crosby Street’ qui accompagne l’exposition : un des maîtres mots qui viennent à l’esprit à propos de Basquiat est la fulgurance, et on imagine un peintre nerveux, agité, en transes, dansant autour de sa toile comme Pollock, se battant avec elle. Or ce film de Basquiat en train de peindre montre un homme appliqué, méticuleux, soigneux, traçant bien ses lettres ou ses cercles, repassant précautionneusement sur le motif pour épaissir la peinture, avec des gestes posés, mesurés. Les matériaux utilisés peuvent être de bric et de broc, mais la peinture elle-même est étonnamment soignée, celle d’un bon élève plutôt que d’un jeune homme pressé, ni bavures, ni erreurs, ni hasard. Ça m’a beaucoup surpris. 

Jean-Michel Basquiat étant représenté par l’ADAGP, les reproductions de ses oeuvres seront ôtées du blog à la fin de l’exposition.