Vendredi dernier, 3 décembre 2010, la Commission de gestion du Conseil des Etats a publié son rapport ici sur la Gestion par les autorités fédérales de la crise diplomatique entre la Suisse et la Libye, autrement dit sur l'affaire Kadhafi.[la photo provient d'ici].
Après avoir lu le début de ce rapport où était résumé l'essentiel en bref, j'ai failli renoncer à aller plus avant. En effet, à quoi bon lire une enquête qui "ne vise ni une évaluation globale de la gestion de cette crise ni une appréciation de la stratégie de négociation suivie par la diplomatie suisse" ?
Il faut dire que le mandat d'enquête de la Commission de gestion est limité, pour la durée de la crise, soit pour la période allant du 15 juillet 2008 au 13 juin 2010 :
- à l'analyse de la conduite du Conseil fédéral et des flux d'informations au sein du collège en relation avec le voyage d'Hans-Rudolf Merz en Libye le 20 août 2009 et avec la planification d'opérations d'exfiltration des deux otages suisses en Libye
- à l'analyse des modalités de la collaboration entre les autorités fédérales et les autorités de la République et canton de Genève.
Ma curiosité a toutefois été récompensée. La Commission de gestion a bien été obligée pour remplir son mandat de reconstituer plusieurs épisodes de la crise, avec des moyens d'investigations que votre serviteur ne possède évidemment pas. C'est cette reconstitution, davantage que les recommandations de la Commission, qui, à mon sens, présente un réel intérêt.
C'est ainsi que deux points ont retenu toute mon attention :
- le statut d'Hannibal et d'Aline Kadhafi lors de leur arrestation le 15 juillet 2008¨
- le comportement d'Hans-Rudolf Merz, alors président de la Confédération, lors de la conclusion de l'accord du 20 août 2009
Le 15 juillet 2008 les époux Kadhafi, Hannibal et Aline, respectivement fils et bru du Guide de la Révolution, sont arrêtés à la suite d'une plainte pénale déposée par deux de leurs domestiques qui ont subi des sévices de leur part. La veille, avant de procéder à cette arrestation, les autorités genevoises ont interrogé les autorités fédérales. Celles-là reçoivent de celles-ci un courriel daté du 15 juillet 2008, qui figure dans le rapport et dont le passage important est le suivant :
"Ces deux personnes [Monsieur H.K. et Madame A.K.] n'ont pas de statut diplomatique en Suisse et sont soumises au droit ordinaire.
Compte tenu des répercussions politiques que cette interpellation ne manquera pas de susciter au niveau des relations bilatérales entre les deux pays, je vous prie de bien vouloir instruire les agents de police afin qu'ils prennent toutes les précautions d'usage lors de leur intervention."
Inculpés le 16 juillet 2008, les époux Kadhafi sont libérés sous caution le lendemain et regagnent la Libye le jour même.
Deux jours plus tard, le 19 juillet 2008, deux ressortissants suisses, Rachid Hamdani et Max Göldi, sont arrêtés sous un prétexte bidon et emprisonnés dans un premier temps jusqu'au 29 juillet 2008 dans des conditions de détention exécrables. Ils sont alors relâchés avec interdiction de quitter le territoire libyen.
Un comité indépendant composé d'un juge suisse et d'un juge libyen est mis en place début septembre 2008, tandis que les domestiques du couple Kadhafi retirent leur plainte et que le procureur de la République et canton de Genève abandonne les poursuites pénales contre le couple Kadhafi.
Le 14 décembre 2008 le juge suisse conclut son enquête en ces termes :
"J'estime que l'arrestation et la détention de M. et Mme [K.] n'ont pas été exécutées en violation des droits suisse et international, sauf en ce qui concerne le vol présumé [allusion à une déclaration, effectuée par trois employés et datée du 13 juillet 2008, du vol d'une montre et de 2000 € appartenant au couple K.]. Le déroulement des opérations n'en est pas moins regrettable, notamment si l'on considère que les autorités de police genevoises avaient été informées que M. et Mme [K.], en tant que détenteurs de passeports diplomatiques et en leur qualité de hauts dignitaires de l'Etat libyen, devaient être traités avec une attention toute particulière. Ce conseil n'a malheureusement pas été suivi et l'on peut considérer que les deux personnes en question n'ont pas toujours été traitées avec les égards dus à leur rang et ont même été inutilement humiliés."
Quant au juge libyen, le 24 décembre 2008, il accrédite cette fable du "diplomate libyen et de son épouse" et considère que le traitement infligé au couple K. et la violation des droits de leur enfant "doivent être qualifiés de délits en vertu du droit pénal" et que "des mesures disciplinaires sévères" doivent les sanctionner.
Le problème est que les époux K. ne bénéficient pas de l'immunité diplomatique au moment des faits et que les conclusions de l'un et l'autre juge sont donc sans valeur, puisque toute leur argumentation, à l'un comme à l'autre, repose sur cette qualification erronée.
Pendant les mois qui suivent, des tractations ont lieu, sans résultat. Micheline Calmy-Rey, ministre des Affaires étrangères suisse, fait même le déplacement à Tripoli du 27 au 29 mai 2009, sans résultat.
Lors de sa séance du 17 juin 2009 le Conseil fédéral donne mandat informel à Hans-Rudolf Merz, président de la Confédération en 2009, de se charger du dossier. Après de nouvelles tractations une proposition d'accord est envoyée par la Libye le 13 août 2009.
Cette proposition est soumise par la collaboratrice diplomatique d'Hans-Rudolf Merz à la DDIP, Direction du droit international public (qui dépend du département de Micheline Calmy-Rey), qui conclut qu'elle est inacceptable par la Suisse. Il ne peut être question que la Suisse présente des excuses formelles et publiques pour tort commis à l'égard d'un diplomate libyen, puisqu'aucun tort n'a été commis et que H.K. n'avait pas de statut diplomatique au moment des faits. Selon la DDIP, un tribunal arbitral doit examiner non seulement "le comportement suisse" mais aussi "les violations de droit subséquentes à l'arrestation du couple K. commises par la Libye".
Une semaine plus tard, sans avoir consulté ses collègues du Conseil fédéral, Hans-Rudolf Merz signe le 20 août 2009, à Tripoli, un accord avec la Libye qui ne tient aucun compte des conclusions de la DDIP et qui leur est même exactement contraire. Le président de la Confédération s'est rendu en Libye après voir dit pourtant la veille à ses collègues qu'il ne s'y rendrait pas...
Pire, le 24 août 2009, dans une proposition élaborée par son département, il leur demande d'approuver cet accord lors de la séance prévue le 26 août 2009, en mentionnant qu'il s'est "seulement excusé pour les circonstances de l'arrestation". Ce qui est inexact puisque le texte original de l'accord est le suivant :
"The Swiss Federal Governement shall express official and public apology for the unjustified and unnecessary arrest conducted by the Geneva Police."
Ce qui peut se traduire par :
"Le Conseil fédéral devra exprimer ses excuses officielles et publiques pour l'arrestation injustifiée et non nécessaire conduite par la police de Genève."
Le rapport révèle :
"De plus, la version allemande de l'accord présentée par le président de la Confédération 2009 au Conseil fédéral lors de sa séance du 26 août 2009 ne correspond pas littéralement au texte original anglais. En effet il est fait état d'une "ungebührliche und unnötige Verhaftung" et non d'une "unberechtige und unnötige Veraftung"".
Ce qui n'est pas la même chose puisque "ungebührlich" peut se traduire par "peu convenable" et "unberechtig" par "injustifié"...
Enfin on apprend par le rapport que, le 26 août 2009, le Conseil fédéral n'approuve pas formellement l'accord du 20 août 2009, mais qu'il en prend acte et "décide de prendre en main la phase de mise en oeuvre de l'accord" :
"Il ressort des procès-verbaux du Conseil fédéral que les membres du collège n'étaient pas prêts à approuver formellement cet accord alors qu'ils n'avaient pas été consultés au préalable sur son contenu.
Par ailleurs, il ressort aussi des documents du Conseil fédéral que la secrétaire générale du DFF [Département fédéral des finances, dirigé par Hans-Rudolf Merz], sur mandat du président de la Confédération 2009, aurait approché la chancelière fédérale en vue de modifier après-coup la décision du Conseil fédéral du 26 août 2009, ce que la chancelière fédérale aurait refusé de faire."...
L'accord humiliant du 20 août 2009 devait permettre la libération rapide des otages suisses retenus en Libye. Il n'en a rien été. Rachid Hamdani devait être retenu six mois encore et Max Göldi dix.
Ces deux épisodes confirment :
- que la République et canton de Genève s'est montré respectueuse du droit suisse et du droit international et qu'elle a traité le couple Kadhafi comme les criminels de droit commun qu'ils étaient sans tenir compte qu'ils étaient puissants ou misérables
- que le président de la Confédération 2009, à savoir Hans-Rudolf Merz, a outrepassé ses droits, qu'il s'est complètement fourvoyé dans cette affaire et qu'il était vraiment temps qu'il prenne sa retraite.
Francis Richard
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