Pourquoi choisit-on de lire tel livre plutôt que tel autre ? C'est par excellence de la discrimination, au sens étymologique du terme. On distingue un livre parmi une multitude et on jette son dévolu sur lui, aux dépens d'autres que l'on n'aura jamais le temps de lire et que l'on ne regrettera même pas, ne serait-ce que par ignorance.
En l'occurrence, le titre, Bleu Magritte, la couverture où un visage - celui de l'auteur ? - se lit entre les lignes, le papier agréable au toucher, la rencontre qui a lieu à Bruxelles, m'ont convaincu qu'il me fallait absolument lire ce livre de Louise Anne Bouchard, publié aux éditions de L'Aire ici. Le livre est un objet qui possède une âme, façonnée par les correspondances...
Belge à moitié, ce demi-atavisme me porte à aimer les artistes du plat pays qui n'est pas tout à fait le mien. Magritte est un de ces peintres facétieux, au dessin sûr et net, élégant, qui me font rêver et m'ouvrent des perspectives inattendues par leur sens de la représentation décalée de la réalité.
Louise Anne Bouchard écrit, juste avant une scène dramatique qui met aux prises l'enseignant Welter et son élève, le chéri de l'héroïne, à qui elle s'adresse :
"Imagine un tableau de Magritte. Imagine le bleu du ciel. Imagine un soleil jaune inflexible et coupant. Imagine un carré de fenêtre déposé sur ce bleu, suspendu dans le ciel de Bruxelles, dans le quartier de Schaerbeek."
J'imagine...
Mais cela fait quelques pages déjà que je me trouve transporté dans l'Uccle où se passe la rencontre, sans laquelle il n'y aurait tout simplement pas d'histoire, comme je n'aurais pas d'histoire non plus si Uccle, quartier chic à la lisière de Bruxelles, n'existait pas et ne m'avait pas vu naître.
Nous sommes en septembre, un an après mai 1968. Douce est la fille d'un criminologue canadien venu à Bruxelles suivre une formation post-doc, tous frais payés. Elle a dix ans. Pour s'occuper d'elle et l'instruire, ses parents ont pris une jeune fille au pair, une Flamande de bonne humeur, Tersia, grande, blonde, ronde, qui sent le biscuit et qui veut pèleriner à Lourdes pour y dégoter un mari, un bon tant qu'à faire.
Devant une vitrine un petit garçon, bien plus grand qu'elle par la taille, quatre ans de moins qu'elle pourtant, contemple une merveille, un télescope, dont le prix est astronomique mais pas inatteignable pour ceux qui vivent dans le monde qui est le sien. A l'issue d'une querelle d'enfants, elle tombe amoureuse de ce petit roi en devenir, bel étranger, qui sent "le savon de Marseille et la craie pour tableau noir".
La rencontre est interrompue par la mère du gamin. Pour échapper à la baffe qui menace de s'abattre sur lui, il se précipite sur Douce pour lui donner un baiser sur la bouche, de sa "bouche aux lèvres closes". Emporté vivement par sa mère, il a encore le temps de lancer une dernière effronterie et de laisser tomber un indice qui permettra à Douce de retrouver sa trace dans la grande ville.
Le sort en est jeté. Pendant dix mois ces deux-là vont vivre une véritable histoire d'amour d'enfance, qui laisse des traces indélébiles. Les parents du garçon, dont le nom est composé de quatre lettres - nous n'en saurons pas davantage -, ont fini par accepter les visites de Douce à leur rejeton, jusqu'au moment où Douce devra retourner au Canada avec les siens.
Trente ans s'écoulent. Ils ont fréquenté l'humanité séparément. Il est marié. Elle est divorcée. Ils se retrouvent intacts, cependant. Ils habitent par hasard à quatre-vingts kilomètres l'un de l'autre. Il travaille à Genève "à guider à bon port des navires qui vont alimenter des régions en kérosène". Elle ? Il lui faut voyager... et regarder des chefs-d'oeuvre dans des musées. Car, malgré qu'elle en ait, elle a peur :
"Notre différence d'âge, ce n'est rien, c'est juste. Mais notre origine, c'est cela qui ne sera jamais résolu entre nous. Ce que nous sommes devenus aussi et pourquoi nous y sommes arrivés, de cette manière. Ai-je vraiment, vraiment l'intention de te laisser intact dans ton mariage ? Me laisseras-tu intacte dans ma mémoire de contexte ? "
Elle devrait pourtant savoir "que les âmes soeurs ne se perdent jamais de vue, qu'elles s'habitent au jour le jour". C'est pourquoi il lui reviendra. C'est pourquoi il lui suffira d'aimer.
La fin du livre est un véritable hymne à l'amour que Douce porte à son homme, qui est le plus beau, comme de bien entendu.
Je ne sais si tous les hommes et toutes les femmes ont connu de véritables amours d'enfance, mais, immanquablement ce livre, écrit avec le coeur, plein d'espérance et de bonheur rêvés, ne peut que faire remonter à la surface de la mémoire de telles amours d'antan, quelles que soient les décennies écoulées depuis lors. Sans que cela ne tire forcément aux mêmes conséquences que pour Douce et celui qu'elle aime et qui l'aime...
Francis Richard