Un art de la blondeur
Penser à écrire un manuel de pluviométrie à Canterbury évoque pour le lecteur, deux directions familières. Une bonne façon de les introduire est d'écouter Cécile Mainardi qui écrit qu'elle se nomme poétesse, précisant avec humour que les personnes qui la connaissent ne savent pas qu'elle écrit de la poésie, tandis que pour les autres, elle endosse cette armure que ses "commensaux" et certains exégètes féminisent. Poétesse, terme que sa faconde rend compatible avec poète, terme générique que d'autres de ses consœurs revendiquent. Et parmi celles-ci, Anne-Marie Albiach, poète majeur de notre époque qui révèle la poésie inépuisable et toujours recommencée, à l'image du langage, aurore toujours et jamais la même, sans que cette dénomination de poète n'altère en rien sa nature, ni ne la réduise à emprunter une voie particulière qui nierait sa nature réelle. C'est ici, de façon non paradoxale, que ces poètes se rejoignent. Car lorsque certains poètes revendiquent ce terme de poétesse uniquement afin de mettre en exergue l'exigence de luttes émancipatrices des femmes, Cécile Mainardi écrit poétesse d'un double point de vue. À la fois anecdotique et central, à l'intention de ceux qui connaissent son activité de créatrice et de ceux qui, la lisant, oublient ce esse ajouté à poète qu'ils avaient en tête avant de la lire. Toutes deux, tant Albiach que Mainardi, de la même façon que de nombreux poètes du même genre, étant des créateurs qui rendent de façon non univoque ces problématiques secondaires. Prenant à bras le corps, l'humain.
La pluie faut-il la photographier ou la filmer pour obtenir d'elle le meilleur ? Cet "indice" supplémentaire rend visible ces deux directions évoquées en ouverture. L'une, vers Wittgenstein, le lecteur entendant autant Cambridge, où enseignait notre philosophe, contenu dans ce Canterbury, Cécile Mainardi ne cessant de chercher l'écrit sans repentirs, ni retouches, qui coïncide avec le réel. Sans jamais se répéter. De la même façon que Wittgenstein cherche à faire de l'activité de penser une qualité spontanée, propre à faciliter, enchanter à nouveau la vie de chaque citoyen. Toutes créations originales, toujours autres, pour ce poète, seules à même de coïncider avec la vie la plus triviale, et quotidienne. La manière déterminée dont les objets se rapportent les uns aux autres dans l'état de choses est la structure de ce dernier est une proposition du Tractatus de Wittgenstein, philosophe qui n'est pas cité ici par hasard. Car, dès ses premiers poèmes, Cécile Mainardi n'a cessé de revendiquer la pratique d'un art de la poésie, convergeant de fait avec une poétique, où d'emblée chaque poème aurait ce trait caractéristique de toujours être dit pour la première fois et ainsi être familier, en tout point connu par tous et chacun de ceux qui liraient ou entendraient ces poèmes. Elle-même nommant explicitement dans des poèmes antérieurs à L'immaculé conceptuel, Wittgenstein. Du seul fait d'être non imitables, les poèmes traduisent en effet, répondent à la nature humaine. Celle qui veut que chaque individu ressemble à tout autre à travers les compositions, les mélanges et nuances, les proportions qui gouvernent les actions et pensées de chacun d'entre nous. Une originalité propre à chaque naissance, toujours particulière, liant les humains entre eux, celle-ci vectrice, point de tangences et de convergences des sociétés humaines. L'autre "déclencheur", la seconde évocation née de ce pense-bête incorporé au poème - penser à écrire un manuel de pluviométrie - est Rimbaud qui, depuis Aden, écrit aux siens, à sa mère et à ses sœurs, de bien vouloir lui envoyer les ouvrages scientifiques les plus récents. Il ne s'agit surtout pas de forcer des analogies, mais de noter l'esprit en alerte, toujours en éveil de Cécile Mainardi, cette curiosité qui a toujours accompagné Rimbaud, tandis que Wittgenstein, lecteur attiré par Trakl et Rilke, a également noté que les circonstances, l'esprit du temps, les inventions contemporaines n'altéraient en rien la création, mais ne pouvaient que la conforter. Tout créateur qui a en lui les inflexions, les contenus des langages propres à l'humain, ne peut qu'être réjoui des nouvelles formes et "découvertes" qui bien souvent sont des pas de côté propres à décrire, à nouveaux frais, des choses connues, des perspectives inédites qui, logiquement, induisent des images aussi neuves qu'exactes, justes, écho d'un réel inchangé à travers ses métamorphoses.
À vivre, entendre, transcrire ce que les autres ont vu et lu sans l'écouter ou le distinguer, pour faire teinter ces vers des Illuminations. Ce que fait la poésie de Cécile Mainardi. La blondeur au passage, souffle des pas diurnes et nocturnes de rêves en perpétuel mélanges, durée d'une vie, chaque vie utile à toutes autres, peut évoquer bien d'autres réalités. Dont la luxure, puisque Canterbury évoque Chaucer, Pasolini, l'érotisme et la luxure, réalités mises en exergue par les troubadours, exacerbées par Baudelaire, portées aux nues par Mallarmé, créées presque ex nihilo par Albiach et bien d'autres poètes de notre époque. Trait d'archer, art du tir à l'arc des japonais, Cécile Mainardi s'exerce à la poésie à travers cette blondeur, fleuve héraclitéen toujours et jamais le même, trait sorti du plus intime d'elle-même, sur la page, le titre où les langages et les langues s'échangent, font la poésie, sur le modèle même de Wittgenstein qui redistribue l'idéal d'une psyché intemporelle. Celle d'un langage commun à l'humanité et les langues particulières où le sujet et le monde sont indissociables.
C'est la polyphonie d'une écriture, qui fait autant le lecteur que le poète. Aussi, bien d'autres aspects de ce poète (ou poétesse, lui-même, elle-même, ayant montré par sa poésie même, combien ces termes étaient possibles à condition de sentir qu'ils ne sont que des conventions, celles que sa poésie fait oublier sans effacer ces possibles occurrences, à la façon de motifs successifs qui ne s'annulent pas, ni se s'anéantissent, mais s'organisent ainsi que les vagues des océans) seraient à souligner. Cécile Mainardi créant, à une époque du tout image, depuis l'angle mort du corps où la peinture d'Ingres, de Vlaminck, les pixels, les informatiques, distribuent de nouvelles positions où rien, aucun nord, n'est plus fixé, mais mouvement même de sa propre chair dont elle prend connaissance au fur et à mesure qu'elle vit et écrit et que nous la lisons. Des mobilités, déplacements et sens inédits de la profondeur (de la même façon que Wittgenstein redéfinit nos rapports au réel en critiquant les définitions de cette profondeur synonyme de vérité héritée de Schopenhauer) sont mises noir sur blanc par le poète qui écrit de nouvelles tranches de réel d'après la surface, la peau, la lumière qui exposent l'espace et le temps, les durées de nos quotidiens. Il faudrait rendre compte également de la nudité La femme que je suis un jour sur trois au contact du plus de rien possible, je n'en porte pas la robe qui me déprogramme du paysage, me découpe à même le réel sans ourlet, rejet, ni coupure, ni piqûre, en lycra-membrane-peau, celle que Cécile Mainardi crée. La nudité n'ayant aucun objet, n'existant pas, étant ce grand malentendu que les peintres et les créateurs ne cessent d'arpenter, puisque la nudité, sans même parler des conventions sociales et rituelles, n'est que le réel senti et perçu, tel qu'en lui-même, sans mutilations d'aucunes sortes, synonyme ainsi de la plus grande pudeur. Il faudrait également pouvoir évoquer les poètes "d'avant", ainsi tout ce que je ne sais pas faire jusqu'au bout, en échos de Blaise Cendrars j'avais dix-sept ans et je ne savais pas aller jusqu'au bout, parmi bien d'autres poètes. Sans oublier proverbes, lieux communs que nous prononçons sans nous en apercevoir, les citations détournées que Cécile Mainardi agrège à ses vers. Blondeur ou très précisément de n'importe quelle couleur, où un changement d'optique nous fait devenir indissociables des lieux, espaces et passages, moments et durées de nos propres mobilités, habitants de nos métamorphoses. La poésie de Cécile Mainardi faisant en sorte que nous habitions un sens et des signes, excès de mesures communes à chacun d'entre nous.
René Noël
Cécile Mainardi, L'immaculé conceptuel, éditions les petits matins, 2010