Abdelatif Kechiche (عبد اللطيف كشيش), nous embarque dans une adaptation ambitieuse et très impressionnante dans les pas d’une jeune femme d’Afrique du Sud. Arrivée en Europe, emportée comme un bagage et une bête de somme par son propriétaire blanc – un Afrikaaner - en vue d’être exhibée dans les foires de Londres et Paris, Saartjie Baartman, surnommée la Vénus hottentote, sera ensuite abandonnée, deviendra prostituée et mourra à 26 ans, alcoolique et malade. Elle est aujourd’hui très connue car elle a intéressé un certain Georges Cuvier, scientifique, fondateur de la paléontologie et de l’anatomie comparée et surtout partisan de la fixité des espèces au contraire de Lamarck et puis plus tard Darwin. Il a fondé ses travaux sur l’infériorité des Noirs en étudiant Saartjie Baartman, à l’origine des théories racistes des XIX et XX° siècles en publiant une étude intitulée : Observations sur le cadavre d'une femme connue à Paris et à Londres sous le nom de Vénus hottentote. Georges Cuvier a disséqué le cadavre de Saartjie Baartman.
Ses organes (cerveau et organes génitaux), le moulage de son corps et son squelette sont restés jusqu'au début du XXI° siècle au musée de l’Homme à Paris (ils étaient exposés jusqu’en 1974) avant d’être restitués à l’Afrique du Sud sur la demande de la communauté Khoikhoï dont elle était membre. Près de 10 ans seront encore nécessaire avant que la France n’intercède à cette demande légitime en 2002.
Le film d’Abdelatif Kechiche est passionnant et dérangeant. Loin d’en faire un drame larmoyant, il réalise un film dur, instructif, impitoyable. Il refuse le soin au spectateur d’entrer en empathie avec son personnage principal en le tenant à distance, ne lui permettant pas de comprendre sa psyché, seulement de percevoir la douleur et la souffrance, comme si chacun était en train de vivre et subir ce que Saartjie a pu endurer. Lors des représentations, Saartjie tente de résister à la perversion de ses exploitaeurs : elle refuse que le public la touche, qu'il regarde passe encore (ne se croit-elle pas artiste ?). Mais dès lors que cette frontière est franchie, des spectateurs tâtant son fessiers, les barrières ne cesseront d'être franchies : le prolétaire londonien a tâté à travers le vêtement, l'aristocrate français touche la peau, le chevalier chevauche la croupe de la noire femelle et ultime étape l'homme de science, cultivé, raisonné (!) réclame son dû : les entrailles, les parties génitales, le corps... Abdelatif Kechiche n'épargne aucun corps (...) social !
Divers procédés cinématographiques, dont la succession de gros plans, la répétition de scènes insoutenables, la musique, font ressentir l’ambiguïté des situations : Saartjie voulait être une artiste, une danseuse, alors que ses mentors la poussaient à simuler la monstruosité, la sauvagerie. Du coup le spectateur contemporain se met à exécrer ses semblables du XIX° siècle. Le temps a accompli son effet et nous sommes dans une situation où les théories raciales ayant été analysées la mise à distance devient incontournable. L’analyse de ces faits permet aussi de s’interroger sur l’altérité et sur notre époque : les bêtes de foires courent dans les stades après des petits ballons ronds, leur vie dorée fait miroiter bien de leurs semblables qui viennent ensuite se casser les dents sur des lois iniques, à tenter d’obtenir le Papier, sésame indispensables de nos sociétés contemporaines autrefois dites « civilisées ». Ceux qui ne réussissent pas risquent de tomber sous la coupe d’exploiteurs qui n’ont rien à envier à ceux de Saartjie. Si les temps changent le racisme perdure.
Le seul qui dans le film semble percevoir l’humanité, la tendresse et la féminité de Saartjie est un peintre, Jean-Baptiste Berrer, qui dresse ses portraits. Un artiste. Comme l’est Abdelatif Kechiche créant avec Vénus Noire, un de ses films les plus poétiques, les plus engagés et les plus respectueux. Par une splendide métaphore, le peintre Jean-Baptiste Berrer en moulant son corps et Abdelatif Kechiche en réalisant ce film, donnent enfin à Saartjie Baartman le statut d'oeuvre d'art.
Un billet d'Harenzo sur la BD éponyme, adaptée du film et de l'historie de Saartjie. Sur le film, les billets de Céline, et la mauvaise impression de Célia, par laquelle je répond qu'il me semble qu'Abdelatif Kechiche fait oeuvre d'art en se démarquant très clairement de ses deux derniers films. En s'éloignant du propos verbal et en adoptant une posture visuelle refusant au spectateur l'identification au personnage principal et en jouant sur l'ambiguïté de sa position de voyeur, il "offre" au spectateur de son film, en lui donnant ainsi un miroir réfléchi, la possibilité de sentir la douleur et la souffrance de Saartjie, plus que de la ressentir. Ainsi son dernier paragraphe illustre bien ce paradoxe : si Célia pense qu'"Abdelatif Kechiche a manqué sons propos", elle n'en pointe pas moins les paradoxes des gens (membre d'associations de défense des Droits de L'Homme) qui tentaient de lui venir en aide (scène du procès londonien de son exploiteur) et qui n'ont vu dans son soutien à son proxénète et à sa vision étriqué du monde dans lequel elle vivait qu'une preuve de l'infériorité de sa race. Finalement ce film n'est pas moins "intellectualisé" que ses précédents (L'esquive et La graine et le mulet), et son aspect visuel et non discursif n'enlève pas moins les volontés de dénonciations et de réflexions sur les sociétés du XIX° siècle et d'aujourd'hui de son réalisateur.
Vénus Noire
Abdelatif Kechiche, avec Yahima Torres, André Jacobs, Olivier Gourmet… drame historique – 2 h 44 mn – 2009 – MK2 productions.