Dès qu'il arriva à la maison on devina très vite qu'il sortait de l'ordinaire. Il était sale, crotté, exténué mais il conserva toujours une certaine dignité. Ma soeur, mon frère et moi entreprîmes de lui redonner une apparence correcte. Lavé, brossé, bichonné, peigné, quelques heures après il avait de la gueule. Il avait de la classe, il avait du chien.
Du chien il en avait, normal, c'en était un. Un superbe caniche chocolat. Nous l'appellerions "Chocolat" justement. Décision prise à l'unanimité de la fratrie. D'où venait-il ce chien perdu ? Mystère... il avait fait de la route car les coussinets de ses pattes et ses griffes étaient usés. Ce qui nous surprit c'est qu'il ne se jeta pas sur l'écuelle pleine de bonnes choses. Il attendait, mais quoi ? Le premier repas du soir pris avec les parents et la mémé, comme d'habitude, nous mit rapidement au parfum. Il attendait tout simplement "l'heure du repas". L' heure de "passer à table".
Il attendit le moment propice, vit que mon frère n'était pas encore assis pour lui piquer sa chaise et alors là : LA CLASSE. Assis sur son train arrière, il se redressa et releva ses deux pattes avant à hauteur de son poitrail, droit comme un piquet, digne comme un lord anglais, éclatant de beauté, propre c'est à dire sans saliver ni quémander de la voix, il attendait.
Je ne me souviens pas trop des détails du style, réactions des parents, de la mémé, mais ce qui est sûr c'est qu'il surprit tout le monde et que personne ne moufta ni ne fît un geste pour renvoyer l'animal à une place habituelle pour un animal de ce temps-là, c'est à dire sous la table.
Dès cet instant "Chocolat" mangea à table avec nous, je lui nouais même une serviette et il ne bronchait pas. Superbe ! En plus il mangeait proprement, sans voracité, sans fébrilité, en savourant, en regardant la tablée langoureusement. Un vrai chien de cirque, merveilleusement propre et dressé. Le scénar dura quinze jours et au bout de ce temps merveilleux (c'était notre premier chien) tout le monde pleura car le clebs, et bien, il fallait le rendre, mon père avait retrouvé son propriétaire.
Je le ramenais avec lui un triste jour, un jeudi après-midi sans école, j'ai compris plus tard, ado post pubère, la raison-alibi pour laquelle mon père m'avait emmené avec lui pour rendre l'animal à son patron... à ses patronnes plutôt !
C'était il y a cinquante ans et la France malgré les efforts de miss Richard avait encore tous ses claques. Ils disparurent définitivement du paysage français au départ des ricains, à la "fin" de l'OTAN. "L'Escale Antillaise" était une demeure magnifique, un petit château situé sur la route Orthez/Mont-de-Marsan, un vrai boxon à l'ancienne. C'était la demeure de "Chocolat". Mon père se gara sur le gravier, me demanda de rester avec le chien dans la voiture et rentra dans la baraque. Moins de cinq minutes plus tard il sortit sur le perron avec autour de lui quatre filles en petite tenue qui gloussèrent de bonheur à la vue de "Chocolat". L'une d'entre elles , belle comme une poupée, me caressa la joue en me disant d'un accent bizarre " ...qu'elle - sic - était mignonne la toute petite garçon". Mon père qui vendait et dépannait des cuisinières à gaz et tout l'électro-ménager de l'époque me dit qu'il avait un réglage de chaudière dans la maison et tout le monde rebroussa chemin en se trémoussant, clebs compris. Je restais comme un gland dans la bagnole, désespéré d'avoir perdu "mon chien". Trente secondes après, la fille à l'accent bizarre revint avec "Chocolat" pour me dire de jouer avec "la gentille chien en attendant mon papa".
Il revint un long moment après, je me souviens de l'odeur qu'il trimballait, je la sens presque encore. Patchoulis & chinchillas ; à deux kilomètres d'Amou il me fit geler en ouvrant en grand les vitres de la bagnole pour faire partir l'odeur, car il me disait d'une voix bizarre que ça le dérangeait.
Il m'a refait plusieurs fois le coup du "réglage de chaudière" ensuite en m'emmenant dépanner de braves clientes, mais j'étais blindé, je m'en foutais car j'y gagnais au change, à chaque fois il m'achetait un "Buck John", un "Battler Britton", un "Jim Canada" ou un "Akim" pour me faire patienter dans la charrette.
Je n'ai plus revu "Chocolat". On en a parlé longtemps en famille de ce chien merveilleux qui mangeait à table. Beaucoup plus tard, ça avait dû lui échapper, mais papa m'a dit aussi qu'il l'avait revu et qu'il mangeait toujours aussi bien à table...
"L'Escale Antillaise" a brûlé en 1976, il ne reste rien du lieu, rien de rien. Je pense à "Chocolat" en passant devant, tous les matins, pour me rendre au lycée d'Orthez où je bosse, à cette fille si jolie qui avait un accent si bizarre...