On n’imagine pas les dommages collatéraux des conflits sociaux. Le jour de ma rencontre avec la baronne Ariane de Rothschild, la puissante vice-présidente de la holding Edmond de Rothschild, je traverse Paris à pied – faute de moyens de transport-, sous les cris des manifestants en colère :
«Y’en a ASSEZ! ASSEZ! ASSEZ d’cette société
qui engraisse les actionnaires et vire les salariés !
Y’EN A ASSEZ!»
C’est donc endoctrinée, des slogans pleins la tête, que j’arrive dans les luxueux locaux de l’une des principales banques privées indépendantes d’Europe où officie désormais l’épouse de Benjamin de Rothschild, 12e fortune deFrance, Dans l’ascenseur, je me sens prête à faire sauter la banque. . .
«PARTAGE DES RICHESSES ! Egalité sociale ! Où alors, ça va péter ! ÇA VA PÉTER I»
Mais voilà, comme Woody Allen, je suis bien marxiste, oui, mais tendance Groucho, et quand je me retrouve devant Ariane de Rothschild, héroïne hitchcockienne aux manières décontractées, toutes mes inclinations révolutionnaires tombent. J’entre avec une kalachnikov, je repars une rose à la main. Sur les murs de son bureau feutré, une photographie d’Isabel Muftoz représentant un mara de Salvador, un chef de gang tatoué qu’on n’aimerait pas croiser dans une ruelle après 23 heures. Goût pour la provocation ? Dans le monde policé de la haute finance, Ariane de Rothschild décoiffe, il y a chez cette femme blonde et plantureuse une audace transgressive, un naturel sauvage, une absence de contrôle que cristallise une spontanéité langagière dont on peine à croire qu’elle soit fabriquée puisqu’elle l’expose à la méfiance, aux railleries même, à ce qu’elle qualifie en riant de «mépris poli». «Ariane est cash », dit d’elle un collaborateur. Trop, persiflent ceux qui ont accueilli avec hostilité l’arrivée de cette femme propulsée, aux côtés de son mari -le plus riche des Rothschild -, à la tête d’un groupe qui gère près de 100 milliards d’euros d’actifs et, depuis Paris, Genève et Luxembourg, se déploie en Europe, en Asie et dans le reste du monde n faut dire que la formidable ascension de cette quadragénaire, née au Salvador sous le nom de Langner, d’un père allemand qui travaillait pour une multinationale et d’une mère française qui élevait des cochons en Colombie, a de quoi surprendre. De son enfance au Bangladesh, en Colombie, au Congo, elle a gardé le goût du voyage et une ouverture d’esprit qui tranche avec le conformisme ambiant. Après avoir effectué son parcours scolaire en Afrique et obtenu un bac D, elle arrive à Paris pour y faire une prépa HEC. Le choc culturel est immense : « En Afrique, il y avait une chaleur humaine que je n’ai pas retrouvée. » Elle bifurque vers Sciences Po : « Ce n’était pas ma façon de penser.» Alors elle fuit Paris, s’installe à New-York où elle obtient un MBA et travaille comme cambiste auprès de la Société générale, avant de rejoindre le groupe d’assurance américain AIG qui la renvoie… en France. Elle a 28 ans et travaille douze heures par jour. « J’étais très sage, très pro », dit-elle. Pas le genre à s’identifier à Marilyn Monroe dans Comment épouser un milliardaire. La suite ressemble à un roman à l’eau de rose qu’aurait pu signer Barbara Cartland, même si l’on devine que cette image l’agace, tant Ariane de Rothschild semble attachée à sa liberté et à son indépendance.
Première rencontre ratée avec Benjamin de Rothschild
En 1993, à Paris, elle travaille avec l’une des sociétés deBenjamin de Rothschild, fils unique du baron Edmond et de son épouse, l’actrice Nadine Tallier. Son interlocuteur organise une rencontre. . . ratée. Ce jour-là, « Benjamin est arrivé avec son jean crotté». Quant à elle, chaperonnée par sa mère qui arrivait de Rome, elle ne garde de cette première entrevue que l’image d’un homme « bourru ». Mais Benjamin de Rothschild la rappelle et lui donne rendez-vous chez lui cette fois, dans le somptueux hôtel particulier de la famille, situé rue de l’Elysée. Elle vous raconte cet épisode en imitant son mari, prenant tout à coup une voix grave – moqueuse, attachante. Ce soir-là, il la reçoit… dans sa salle de bains et l’emmène dîner sur une péniche. « Nous sommes restés scotchés », avoue-t-elle. Mais le milliardaire nelui passe pas pour autant la bague au doigt… Lorsqu’elle annonce la nouvelle de son idylle à ses parents, ils s’écrient : « Oh ! ma pauvre! » Finalement, elle deviendra officiellement baronne alors qu’elle est enceinte de sa seconde fille. Deux autres filles naîtront… « Un Rothschild qui n’est pas riche, pas juif, pas philanthrope, pas banquier, pas travailleur et qui ne mène pas un certain train de vie, n’est pas un véritable Rothschild », disait le baron Edmond. Ariane ne se convertira pourtant pas au judaïsme. Ses filles, elle les laisse libres de choisir… quoique… comme le lui a dit un jour sa fille aînée: « Quand on s’appelle Rothschild, on ne peut être que juif. » Elle se souvient avec émotion de son beau-père, décédé en 1997, avec lequel elle dînait en tête-à-tête. « Il disait : « On est ce que l’on fait. » Il m’impressionnait beaucoup. Il n’avait aucun a priori de classe sociale. C’était un vrai esthète. » On sent poindre chez elle une certaine fierté, dénuée d’arrogance, à l’idée de faire partie de cette lignée internationalement connue, dont le nom évoque puissance et richesse : « C’est fascinant, il y a le poids du passé. Il faut être à la hauteur de ceux qui vous ont précédé. » C’est elle, sans doute, qui évoque le mieux les valeurs familiales – Unité, Intégrité, Activité – qui ont forgé la dynastie depuis sept générations et répète les mots qui rassurent : « respect », « morale », « pérennité ». A-t-elle appliqué les conseils de sa belle-mère, la baronne Nadine
de Rothschild, auteur de best-sellers aussi inoubliables que Femme un jour femme toujours ou encore Bonnes manières, pour persuader son fils de lui transmettre les rênes de la compagnie ? « Ma belle-mère a réagi moyennement », lâche-t-elle. Et elle n’est pas la seule. L’autre branche parisienne des Rothschild, dirigée par David, aurait accueilli avec une certaine réserve cette « pièce rapportée ». « Les Rothschild sont très conservateurs; confie un proche. Pour certains membres de la famille, les femmes doivent rester à la maison et s’occuper des enfants. » Mais si Ariane aime passer tout son temps libre avec ses quatre filles, elle n’ est pas femme à s’effacer derrière un homme. « Je voulais travailler ! » et elle le fait rapidement comprendre à son mari enposant cet ultimatum : « Ou dans tes banques ou dans une autre. »
Une fonceuse qui avance vite et casse un peu de porcelaine
Longtemps chargée des activités non financières du groupe, elle est, depuis 2009,vice-présidente de la holding familiale. Alors, intrigante ou femme moderne? Elle l’avoue avec une pointe d’amertume : «Ma démarche a été mal comprise. Les réactions ont été excessivement misogynes. Les gens essayent de trouver des motivations malsaines.» Il y a ceux qui la soupçonnent de vouloir prendre le contrôle du groupe et les autres qui raillent son statut de « femme de », évoquant son manque d’expérience. «Je ne veux pas prendre la place de Benjamin. Ils ne comprennent pas la confiance et la liberté qu’il m’accorde. Nous sommes un couple atypique. » Là réside le secret de leur réussite: lui, l’héritier hyperdoué selon ses collaborateurs, le financier brillant mais incontrôlable, passionné de voile et de voitures de course, elle, l’épouse plus structurée, plus fiable, « la bonne élève fantaisiste » comme elle se définit elle-même. « Si elle était incompétente, je ne l’aurais pas mise là», argue son mari. Façon de préparer la succession féminine ? « Benjamin me répétait : « Tu ne te rends pas compte du poids que c’est, il y a des jours où c’est horrible ». » Quelques années plus tard, elle confirme : «Vous avez une liberté relative, on est responsable de 3 000 personnes. » Mais d’autres capitaines mènent aussi la barque : « Le bureau de Michel Cicurel – le sémillant président du directoire du groupe – est à huit mètres du sien », précise un proche. « Entrer dans une salle de conseil et se retrouver la seule femme est impressionnant, confie-t-elle, mais j’aime les affaires. » Son rôle? « Travailler à créer de vraies synergies entre les entités du groupe », même si elle reconnaît qu’elle fait face à des réticences. « Ils se sentent menacés », regrette-t-elle. « Elle les perturbe, confirme un collaborateur. Ariane est une fonceuse, elle avance vite et fort; parfois, elle casse un peu de porcelaine. »
Obstinée, énergique, elle est aujourd’hui également présidente du conseil de surveillance de Be Citizen, un cabinet de conseil stratégique et financier en environnement, et se consacre aux fondations familiales liées à l’art, la santé et la recherche, au dialogue interculturel (entre juifs et musulmans) et à l’entrepreneuriat social, sans oublier le management des propriétés viticoles du groupe. Toujours entre deux avions, souvent en Israël où elle soutient des projets de recherches universitaires, Ariane de Rothschild semble infatigable. « Je suis une hyperactive hystérique ! » lance-telle de manière si abrupte qu’on la dirait soudain montée sur ressort. Cette spontanéité, elle en fait désormais sa marque de fabrique, en donnant l’image d’une femme à contre-courant qui porte du cuir et écoute du rap. Mais n’en fait-elle pas trop quand elle raconte que son plus grand plaisir est de marcher pieds nus dans la brousse, elle qui a élu domicile dans un immense château en Suisse ? «Les gens passent la porte et c’est foutu », admet-elle, avant de préciser que « l’argent déforme les relations. On est obligé de se protéger ».
Sur la crise, on la sent tendue: « On paye la facture des banques qui ont fait n’importe quoi ! Les banques ont peu d’éthique. Les gens sont insatiables ; ils n’ont pas une vision à long terme donc tout explose. On devrait revenir à des profits raisonnables, rechercher un équilibre. Oui, il faudrait aller vers un capitalisme plus responsable. »
Dehors, la colère gronde toujours :
C’EST PAS LES SANS-PAPIERS,
C’EST PAS LES IMMIGRÉS,
MAIS C’EST L’CAPITALISME QUI RUINE,
QUI RUINE, QUI RUINE LA SOCIÉTÉ !
KARINE TUIL