Restriction temporaire du régime des visites entre un enfant et un parent transsexuel
par Nicolas Hervieu
Avant d’entamer un traitement afin de passer du sexe masculin au sexe féminin, une transsexuelle de nationalité espagnole a eu un enfant. A l’occasion du divorce avec la mère de cet enfant, l’autorité parentale avait été attribuée conjointement aux deux parents mais la garde principale de l’enfant fut confiée à la mère, le père disposant néanmoins d’un régime de visites assez large (« l’enfant passerait [avec lui] un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires » - § 7). Toutefois, l’ex-épouse sollicita ultérieurement « la privation de l’exercice de l’autorité parentale » du père ainsi que la suspension de son droit de visite et de communication avec l’enfant, au motif notamment de son « manque d’intérêt » pour ce dernier et « le fait qu’il suivait un traitement hormonal pour changer de sexe, qu’il se maquillait et s’habillait habituellement comme une femme » (§ 7). Les juridictions espagnoles ne firent pas intégralement droit à ces demandes mais décidèrent seulement de retreindre temporairement le régime des visites. Ils indiquèrent explicitement que cette décision n’était pas la conséquence « de [l]a transsexualité [du père] en soi même » mais de son « instabilité émotionnelle » durant la phase de changement de sexe ainsi que du conflit né entre les parents à ce sujet, situation qui pourrait avoir des répercussions négatives sur l’enfant (§ 9). Saisi d’un recours d’amparo sur le terrain de l’interdiction de la discrimination, le Tribunal constitutionnel espagnol confirma cette approche motivée par « l’intérêt de l’enfant » (§ 13-16).
Saisie de ce contentieux évidemment délicat, la Cour européenne des droits de l’homme refuse de condamner l’Espagne pour discrimination dans la jouissance du droit au respect de la vie familiale (Art. 14 combiné à l’Art. 8) et rend à cette fin un arrêt non dénué d’importance même si la jurisprudence strasbourgeoise relative aux questions juridiques suscitées par le transsexualisme est abondante (v. Cour EDH, G.C. 12 juillet 2002, Christine Goodwin c. Royaume-Uni et I. c. Royaume-Uni, Req. n° 28957/95 et 25680/94 ; Cour EDH, 1e Sect. 8 janvier 2009, Schlumpf c. Suisse, Req. n° 29002/06 - ADL du 10 janvier 2010). Premièrement, la Cour souligne « que ce qui est en jeu dans la présente affaire n’est pas une question d’orientation sexuelle, mais de dysphorie de genre » (§ 30) et que « les juridictions espagnoles ont adopté un régime de visites différent, lorsqu’elles ont eu connaissance de la dysphorie sexuelle de la requérante » (§ 28). Or une telle précision est importante car la dysphorie de genre n’est pas explicitement prévue dans la liste des distinctions prohibées par l’article 14. Néanmoins, et comme la Cour l’a maintes fois rappelé (v. Cour EDH, G.C. 2 novembre 2010, Şerife c. Turquie, Req. n° 3976/05 - ADL du 3 novembre 2010 ; Cour EDH, 4e Sect. 13 juillet 2010, Clift c. Royaume-Uni, Req. n° 7205/07 - ADL du 27 juillet 2010), « la liste que renferme cette disposition revêt un caractère indicatif, et non limitatif, dont témoigne l’adverbe “notamment” (en anglais “any ground such as”) » (§ 30). Or ici, et de façon assez lapidaire, les juges européens affirment que « la transsexualité est une notion qui est couverte, à n’en pas douter, par l’article 14 de la Convention » (§ 30). Il est possible de relever que cette intégration de la transsexualité à cette liste a été réalisée, certes sur le ton de l’évidence, mais en traçant un parallèle avec un autre motif prohibé de distinction, celui de l’orientation sexuelle. Ce faisant, les juges européens ont même rappelé la sévérité de leur approche à ce sujet car « lorsque l’orientation sexuelle est en jeu, il faut des raisons particulièrement graves et convaincantes pour justifier une différence de traitement s’agissant de droits tombant sous l’empire de l’article 8 » (§ 28 - v. récemment Cour EDH, 4e Sect. 28 septembre 2010, J.M. c. Royaume-Uni, Req. n° 37060/06 - ADL du 28 septembre 2010 ; Cour EDH, 4e Section, 2 mars 2010, Kozak c. Pologne, Req. n° 13102/02 - ADL du 3 mars 2010). Pourtant, et assez curieusement, la Cour n’a pas explicitement poursuivi dans cette voie et n’a pas indiqué que les distinctions fondée sur la « dysphorie de genre » relevaient également de ce régime privilégié de protection. On peut pourtant raisonnablement penser que tel est néanmoins le cas, d’autant que ce régime s’applique également aux distinctions fondées sur le sexe (Cour EDH, 1e Sect. 9 novembre 2010, Losonci Rose et Rose c. Suisse, Req. n° 664/06 - ADL du 9 novembre 2010 ; Cour EDH, 1e Sect. 7 octobre 2010, Konstantin Markin c. Russie, Req. n° 30078/06 - ADL du 08 octobre 2010). Mais une explicitation de la position de la Cour n’aurait pas été inutile, ne serait-ce que pour mieux apprécier la portée exacte du rejet de la requête en l’espèce.
En effet, et sur le fond, la juridiction strasbourgeoise répond par la négative à la question de « savoir si la décision de restreindre le régime de visites initialement adopté[e] a été déterminée par la transsexualité de la requérante, impliquant ainsi un traitement qui pourrait être considéré comme discriminatoire en tant que dérivé de sa dysphorie sexuelle » (§ 31). Pour ce faire, la Cour estime que « le raisonnement des décisions judiciaires donne à penser que la transsexualité de la requérante n’a pas été le motif déterminant dans la décision de modifier le régime de visites initial. C’est l’intérêt supérieur de l’enfant qui a primé dans la prise de la décision » (§ 36). Un second point semble déterminant dans la conclusion strasbourgeoise : il n’a pas été question de supprimer totalement l’autorité parentale et le régime des visites n’a été restreint que temporairement (§ 34) puis fut ensuite élargi au fil du temps (§ 35). Ceci vient donc étayer l’idée que les juges internes ont, à l’aide d’expertises (§ 33), motivé leur décision par les risques de conséquences sur l’enfant de « l’instabilité émotionnelle conjoncturelle détectée chez la requérante » et non, en soi, par le choix de cette dernière de changer de sexe (§ 36). En conséquence, la décision de restriction du régime des visites aspirait bien à « privilégi[er] l’intérêt de l’enfant [et à permettre à celui-ci] de s’habituer progressivement au changement de sexe de son géniteur » jusqu’à tendre ensuite vers un retour à la normale « alors [même] que la condition sexuelle de la requérante reste la même » (§ 36). Cette approche proportionnée et évolutive des autorités espagnoles n’est donc pas constitutive d’une « discrimination fondée sur la transsexualité de la requérante » (§ 37 ; sur la valorisation de l’idée d’évolution des mesures familiales, v. Cour EDH, 5e Sect. 26 novembre 2009, Vautier c. France, Req. n° 28499/05 - ADL 27 novembre 2009 et catégorie “situation de famille“). A contrario, cela signifie que tel serait le cas si un parent transsexuel était privé de l’exercice de ses droits parentaux de façon durable et à raison de son choix de changer de sexe (sur une telle discrimination concernant un père homosexuel, v. Cour EDH, 4e Sect. 21 décembre 1999, Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal , Req. n° 33290/96 et catégorie CPDH “inter-lgbt“).
P.V c. Espagne (Cour EDH, 3e Sect. 30 novembre 2010, Req. n° 35159/09)
Actualités droits-libertés du 03 décembre 2010 par Nicolas HERVIEU
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