Cette ouverture de Grandmont à l’élan du poème est remarquable, et son œuvre poétique en témoigne. La poésie est, mais elle est indécidable, impréprogrammable, en un mot vivante, vive, vite. « la poésie commence quand les mots vont plus vite que la pensée « (p. 83) ; « la poésie serait ce qui va plus vite que les mots, donc plus vite que nous. »(p. 184) Sous des formes diverses selon les poètes, elle est donc fuite en avant, en perpétuel dépassement d’elle-même, et donc d’une insaisissable présence.
Poésie-anguille donc, et pourtant aucunement élitiste : « la poésie est faite par tous, et depuis longtemps. Ne l’a-t-elle pas toujours été ? Il reste à en prendre mieux conscience, sur le chemin où nous sommes de l’intégralité. Pour autant qu’écrire soit, comme il me semble, ne pas appeler soi ce qui appartient à l’autre, ne pas attribuer à l’un (ni à un seul) ce qui appartient à tous en particulier. » (p. 44) C’est pourquoi la poésie est tout à fait accessible aux enfants, à condition de « sortir du ludique sans tomber dans le sentimentalisme à répétition ou le symbolisme bon marché. » (p. 55) Exigence, et générosité. On retrouve cette dernière dans le parti-pris d’effacement de l’auteur : il ne parle qu’à de très rares occasions de ses propres livres, ou de sa vie. Deux textes de souvenirs sur deux voyages en Russie, et quelques références à des expériences fortes : un an à l’usine Alsthom Saint-Ouen (p. 11), ou 18 mois « sur un camion 26 tonnes comme manutentionnaire et copilote » (p. 234). Mais la référence à ce vécu ne vise pas à mettre en valeur l’auteur, simplement à montrer le lien entre écrire et vivre. « Vous me demandez le pourquoi d’écrire. Pour moi, c’est la vie continuée par d’autres moyens. » (p. 172)
Effacement relatif de l’auteur, certes, mais large place faite aux autres poètes. On sait que Dominique Grandmont a été longtemps critique de poésie à L’Humanité. Après Le poète d’aujourd’hui, qui reprenait ces textes en 1994, on retrouve certaines de ses chroniques dans ce livre, mais aussi des articles plus longs pour des colloques ou des dossiers. Sans étonnement et avec bonheur, on croisera Ritsos, Cavafis, du Bouchet, mais aussi N. Judice, Guillevic, Jabès, Tortel, Laupin, Aragon, Guglielmi, M. Roche, S. Stétié, P. Beurard-Valdoye, P. Beck, Royet-Journoud…
Un livre de critique donc, mais aussi un livre de réflexion sur la situation de la poésie dans une réalité du travail et une société où l’aliénation est la norme. Ce n’est pas seulement le cas pour l’usine, Grandmont dénonce aussi le culturel marchand : la culture est devenue « le lieu par excellence de l’exploitation idéologique et de l’escroquerie morale, dès lors qu’on la réduit au culturel, c’est-à-dire à la consommation planifiée de produits préfabriqués. »(p. 14) Plus brutalement encore : « la culture commence où l’art meurt »(p. 171). Pour Grandmont, par sa récupération et son recyclage de l’art vrai au profit du pouvoir, la culture est devenue un moyen d’asservissement. D’où l’importance essentielle de la poésie comprise comme espace d’une liberté née de la confrontation directe avec le réel, sans grille de sens préalablement posée : « l’exercice de la poésie : faire son deuil d’un sens établi, quelle que soit l’apparence sous laquelle il fait miroiter la réalité. »(p. 31) On l’aura compris, mais Grandmont le rappelle : la poésie est un engagement en soi, mais elle « ne montre ni ne démontre rien, ne vise nullement au spectacle ou au message (p. 88). On rejoint ici la valeur cardinale de l’auteur : « le poète est d’abord un ami de la liberté. »(p. 121) Ceci explique aussi le refus de toute contrainte préétablie : « l’écriture n’est pas l’illustration d’un projet. Elle l’engendre elle-même. (…) C’est mal poser la question de la contrainte que de la poser en préalable. » (p. 239) On ne peut être plus clair : le poème doit rester « un espace empirique de liberté »(p. 169).
Antoine Emaz
Dominique Grandmont
cri sans voix / poésie
Tarabuste Editeur – 254 pages - 18€