Ce livre est, et n’est pas, un essai ; il « se contente de réunir des interventions sur la poésie, au cours des deux dernières décennies (1988 – 2008). » Ce sont donc des textes de circonstances (quel texte ne l’est pas ?) et cela explique les différences formelles d’énonciation, de longueur : une note de lecture pour L’Humanité n’est pas un article pour un colloque, un entretien pour une revue n’est pas un texte pour une conférence ou l’ouverture d’un salon du livre… Dès la seconde phrase de son texte liminaire, l’auteur semble vouloir indiquer ses limites ainsi que celles du projet : « Je n’ai pas de discours à tenir sur ce qu’on appelle la poésie. » (p. 7) C’est à la fois fausse modestie et affirmation vraie du refus d’un discours dogmatique, autoritaire, prescriptif, sectaire… ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’au cœur du livre est défendue une assimilation entre poésie et liberté. Mais revenons à ce côté disparate des textes ; leur collection en un livre est un pari : y a-t-il une unité, une cohérence, au bout ? Résolument, oui, et cela tient à deux éléments. D’une part, l’écriture de Grandmont : sa prose ne varie guère, nerveuse, rapide autant que complexe, privilégiant la percussion plutôt que la fluidité ou la douceur. C’est une écriture qui frappe, préfère risquer le court-circuit qu’avancer d’un train de sénateur ou couler le style comme camembert. D’autre part, tout le livre est porté par un seul questionnement, la poésie : les angles d’attaque varient, pas la visée. Est-on si loin de la « sylphide » toujours fuyante de Chateaubriand ? « La poésie n’existe pas, ou plus, ou pas encore. [...] [Elle] n’a pas de théorie qui lui préexiste. » (p. 46) ; « La poésie n’existe pas, en tout cas pas préalablement à ce que les poètes présentent pour tel, avec les mêmes difficultés à se faire entendre à chaque génération, c’est-à-dire en rupture constante avec ce qui est donné pour poésie par la tradition. »(p. 51) ; « la poésie est justement ce qui échappe à sa propre définition » (p. 66) ; « Et si la poésie échappait par définition au mot qui prétend la désigner ? »(p. 134)
Cette ouverture de Grandmont à l’élan du poème est remarquable, et son œuvre poétique en témoigne. La poésie est, mais elle est indécidable, impréprogrammable, en un mot vivante, vive, vite. « la poésie commence quand les mots vont plus vite que la pensée « (p. 83) ; « la poésie serait ce qui va plus vite que les mots, donc plus vite que nous. »(p. 184) Sous des formes diverses selon les poètes, elle est donc fuite en avant, en perpétuel dépassement d’elle-même, et donc d’une insaisissable présence.
Poésie-anguille donc, et pourtant aucunement élitiste : « la poésie est faite par tous, et depuis longtemps. Ne l’a-t-elle pas toujours été ? Il reste à en prendre mieux conscience, sur le chemin où nous sommes de l’intégralité. Pour autant qu’écrire soit, comme il me semble, ne pas appeler soi ce qui appartient à l’autre, ne pas attribuer à l’un (ni à un seul) ce qui appartient à tous en particulier. » (p. 44) C’est pourquoi la poésie est tout à fait accessible aux enfants, à condition de « sortir du ludique sans tomber dans le sentimentalisme à répétition ou le symbolisme bon marché. » (p. 55) Exigence, et générosité. On retrouve cette dernière dans le parti-pris d’effacement de l’auteur : il ne parle qu’à de très rares occasions de ses propres livres, ou de sa vie. Deux textes de souvenirs sur deux voyages en Russie, et quelques références à des expériences fortes : un an à l’usine Alsthom Saint-Ouen (p. 11), ou 18 mois « sur un camion 26 tonnes comme manutentionnaire et copilote » (p. 234). Mais la référence à ce vécu ne vise pas à mettre en valeur l’auteur, simplement à montrer le lien entre écrire et vivre. « Vous me demandez le pourquoi d’écrire. Pour moi, c’est la vie continuée par d’autres moyens. » (p. 172)
Effacement relatif de l’auteur, certes, mais large place faite aux autres poètes. On sait que Dominique Grandmont a été longtemps critique de poésie à L’Humanité. Après Le poète d’aujourd’hui, qui reprenait ces textes en 1994, on retrouve certaines de ses chroniques dans ce livre, mais aussi des articles plus longs pour des colloques ou des dossiers. Sans étonnement et avec bonheur, on croisera Ritsos, Cavafis, du Bouchet, mais aussi N. Judice, Guillevic, Jabès, Tortel, Laupin, Aragon, Guglielmi, M. Roche, S. Stétié, P. Beurard-Valdoye, P. Beck, Royet-Journoud…
Un livre de critique donc, mais aussi un livre de réflexion sur la situation de la poésie dans une réalité du travail et une société où l’aliénation est la norme. Ce n’est pas seulement le cas pour l’usine, Grandmont dénonce aussi le culturel marchand : la culture est devenue « le lieu par excellence de l’exploitation idéologique et de l’escroquerie morale, dès lors qu’on la réduit au culturel, c’est-à-dire à la consommation planifiée de produits préfabriqués. »(p. 14) Plus brutalement encore : « la culture commence où l’art meurt »(p. 171). Pour Grandmont, par sa récupération et son recyclage de l’art vrai au profit du pouvoir, la culture est devenue un moyen d’asservissement. D’où l’importance essentielle de la poésie comprise comme espace d’une liberté née de la confrontation directe avec le réel, sans grille de sens préalablement posée : « l’exercice de la poésie : faire son deuil d’un sens établi, quelle que soit l’apparence sous laquelle il fait miroiter la réalité. »(p. 31) On l’aura compris, mais Grandmont le rappelle : la poésie est un engagement en soi, mais elle « ne montre ni ne démontre rien, ne vise nullement au spectacle ou au message (p. 88). On rejoint ici la valeur cardinale de l’auteur : « le poète est d’abord un ami de la liberté. »(p. 121) Ceci explique aussi le refus de toute contrainte préétablie : « l’écriture n’est pas l’illustration d’un projet. Elle l’engendre elle-même. (…) C’est mal poser la question de la contrainte que de la poser en préalable. » (p. 239) On ne peut être plus clair : le poème doit rester « un espace empirique de liberté »(p. 169).
Antoine Emaz
Dominique Grandmont
cri sans voix / poésie
Tarabuste Editeur – 254 pages - 18€