Qui mieux que ce grand seigneur aura démonté le pantin dans l’homme, après en avoir expérimenté lui-même les mouvements ? Comme son siècle, François de La Rochefoucauld commence en Corneille et finit en Racine, passant de la passion du panache au remâchement de la vanité. Il débute à cheval et à fronde contre les cardinaux ministres du Louvre, pour finir à plume et salon contre les emperruqués de Versailles. On ne trouvera pas, même en Cioran, son lointain héritier, plus désabusé sur le cœur humain que l’auteur des Maximes : « Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer. » Tout est dit : amour, amitié, respect, générosité, compassion, toutes les variantes de l’altruisme ne seraient que déguisements de l’amour de soi. L’enseigne de ce styliste du bref ? « Au duc François, confiseur d’amertume ». Oui, les phrases de La Rochefoucauld se sucent comme des dragées au poivre. Laissez-vous tenter par l’assortiment que voici. Poison de pessimisme ou remède de lucidité ?
Arion
Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui. (19)
Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de soi-même. (79)
La réconciliation avec nos ennemis n’est qu’un désir de rendre notre condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais événement. (82)
Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproque d’intérêts, et qu’un échange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. (83)
Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n’être plus en état de donner de mauvais exemples. (93)
Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail ; et comme il est presque infini, nos connaissances sont toujours superficielles et imparfaites. (106)
On ne donne rien si libéralement que ses conseils. (110)
Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes. (119)
On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler. (138)
Un homme d’esprit serait souvent bien embarrassé sans la compagnie des sots. (140)
On ne loue d’ordinaire que pour être loué. (146)
Pendant que la paresse et la timidité nous retiennent dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l’honneur. (169)
Nous oublions aisément nos fautes lorsqu’elles ne sont sues que de nous. (196)
Celui qui croit pouvoir trouver en soi-même de quoi se passer de tout le monde se trompe fort ; mais celui qui croit qu’on ne peut se passer de lui se trompe encore davantage. (201)
Nul ne mérite d’être loué de bonté, s’il n’a pas la force d’être méchant : toute autre bonté n’est le plus souvent qu’une paresse ou une impuissance de la volonté. (237)
Il n’est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes que de leur faire trop de bien. (238)
Ce qu’on nomme libéralité n’est le plus souvent que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons. (263)
La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d’autrui. C’est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber ; nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de semblables occasions ; et ces services que nous leur rendons sont à proprement parler des biens que nous nous faisons à nous-mêmes par avance. (264)
Nous aimons toujours ceux qui nous admirent ; et nous n’aimons pas toujours ceux que nous admirons. (294)
Nous sommes plus près d’aimer ceux qui nous haïssent que ceux qui nous aiment plus que nous ne voulons. (321)
Le ridicule déshonore plus que le déshonneur. (326)
Nous ne trouvons guère de gens de bon sens, que ceux qui sont de notre avis. (347)
Nous essayons de nous faire honneur des défauts que nous ne voulons pas corriger. (442)
François de La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales, 1665, 1678