Brasil 12

Par Montaigne0860

11 septembre 2010

Je m’éveille dans un air chaud, après une nuit prolongée jusqu’à l’intérieur du jour et j’entends déjà le sifflement du ciel déversant sa lumière coutumière contre les arbres de la cour intérieure, soulignant le silence qui s’étale dans mon crâne embrumé, mélancolique, car o meu filho n’est plus concevable seul, sa figure ferme s’éloigne un peu davantage de mes représentations familières ; il sera désormais associé dans mon silence de tous les jours à l’étonnante beauté de la Reine des Lieux et (tout en serrant le drap contre mon corps comme une peau étroite et double) jamais plus je ne le verrai seul, statue chargée de mille souvenirs, toujours reviendra avec son visage tranquille, énergique, la voix de mezzo de sa compagne dont il sera le baryton sonore et passionné. Je revois un court instant dans l’air stable du jour précédent leurs deux corps côte à côte se détachant sur un fond de lauriers roses en fleurs premières, le rouge et le vert chantent dans leurs dos et une voix reprend ce constat qui m’étonne : ils se sont mariés au printemps de septembre. Ce qui décline c’est toi, dit la voix, tu es à septembre comme le ciel vide d’hirondelles de chez toi, des fumées s’esquissent, des bleus de brume s’accrochent aux branches des bouleaux, et des peupliers gigantesques peu à peu abandonnent les splendeurs de leurs cimes secouées par les vents du septentrion encore un peu causant. Ce qui s’éveille dit encore la voix, c’est eux, il sont à la chandeleur de leurs émois débutants, les craquements que tu perçois aux feuilles rigides sont ceux du corset trop étroit dans lequel les tenait la saison dite du froid ( et qui ici sévit à peine), il y aura du rouge, il y en a déjà partout, autant de soleils, autant de sourires cymbales dirigés vers eux, en avant du temps où des explosions de désirs, des joies se déverseront sur eux avec le plus grand naturel du monde. Je les vois vivre à deux, s’émerveillant puis bientôt prenant pour naturelles leurs très longues étreintes, moment délicat où il convient de demeurer au printemps primitif, éternellement, comme le font les artistes pour qui toute œuvre qui commence est constamment première ; il faut pour cela une âme naïve et distanciée à la fois, il faut ne pas savoir, candide du corps qui vous étonne, et ne pas perdre de vue le temps qui sape les sourires, les mains qui se défont trop vite. L’amour est un travail à plein temps, une affaire de doigté léger où l’on est à la fois près de l’alter ego et loin là-bas sur l’horizon sérieux vers lequel on explore sa destinée. Il ne suffit pas de vivre avec je t’aime à la bouche (cela est bien et juste et nécessaire), il faut aussi construire des châteaux sur la ligne de crêtes, y planter alentour des brindilles un peu faibles d’abord mais que les saisons allumeront de leurs feux, pousseront de leurs pluies, jusqu’à ce qu’une haie luxuriante fasse bientôt cortège à leurs pas réglés l’un sur l’autre et le chemin ainsi agrémenté en sera d’autant allégé.
Roulant ces pensées, je me lave, les croise, les embrasse et nous voilà repartis vers le quartier misère. Ce sera un aller-retour, juste le temps aux épousés de montrer qu’ils sont toujours vivants et qu’un mariage, même sans le secours de Marie, n’est pas un enterrement. On s’esclaffe, on rit, les petits s’accrochent à moi davantage que de coutume, la mère de la Reine me dit plusieurs fois : « Familia !», on s’embrasse et j’entends bien qu’elle se moque de mes larmes de la veille. Elle m’en refait gentiment le reproche : l’émotion est un luxe de riche, et j’entends la voix de ma propre mère qui clame fièrement, niaisement : « Moi, je n’ai pas le temps de pleurer… y’a déjà assez à faire avec les fins de mois. » Lassé de ces mensonges dégrisés, je m’installe fermement sur le balcon, totalement détendu. Surgit du fond des rues crevées un homme qui tient à la main les rênes d’un âne solide tirant une charrette de bois qui cahote dans d’affreux grincements ; le chapeau cabossé cache son visage, on dirait une scène de cinéma en costume d’époque, fin XIXème ; je me souviens cependant qu’enfant j’ai aperçu des attelages de ce genre derrière lesquels les premières voitures klaxonnaient vainement ; ils transportaient du bois, des sacs, et il m’arrivait, de retour de l’école d’accrocher mes mains au plateau de l’arrière et de me laisser tirer ainsi sur quelques dizaines de mètres ; mes bras un instant suppléaient mes jambes, souvenir délicieux d’une route qui défile sous mes jambes surélevées dans le clopinement sec des sabots qui les soirs d’hiver lançaient des étincelles que je ne n’ai jamais revues. À mon grand étonnement, l’homme au chapeau entame une série de manœuvres pour venir placer le véhicule devant la maison où je me tiens. Aussitôt le père de la Reine des Lieux se précipite au dehors et ils entassent à l’intérieur de la charrette les chaises et les tables de plastique ; je fais mine de vouloir les aider, ils me font des signes de refus ; c’est une affaire d’hommes et à leurs yeux mon corps pâle d’européen faiblard n’a rien à faire dans cet exercice ; ils entassent soigneusement chaises et tables en quelques minutes sans parler, tendent des sandows par-dessus et le cocher au chapeau repart après avoir empoché quelques sous. Ces dernières images du mariage, comme celles d’un film où va s’inscrire le mot FIN, sautillent inexorablement vers des lieux dont j’ignore tout, et je suis longtemps du regard les oreilles de l’animal de trait qui s’agitent dans l’air chaud au rythme de ses pas étouffés par le grincement des roues, l’attelage tourne brusquement dans une rue sans joie, je n’ai plus aux tympans qu’un faible raclement et sous mes yeux la poussière retombe en murmure étouffé. Silence, puis la voix d’o meu filho : « On va à la plage… le programme est : repos ; on ne l’a pas volé ! ». Rires. Retour dans un bus cahoteux puis descente vers la plage où l’on mange une spécialité de crêpes roulées je crois, emplie de viandes et de légumes que l’on fait cuire dans une huile qui me semble douteuse. Toutes mes réserves d’hygiéniste occidental sont balayées à la première bouchée, car je me souviens d’avoir vu flotter des myriades d’éclats de soleil, j’ai vu le roulement léché des vagues, et j’ai senti aux lèvres, au palais, un picotement de piment rafraichi de tomates somptueuses. Je me vois les pieds dans le sable, debout, dégustant par les deux bouts cette merveille dont o meu filho m’affirme qu’on n’en trouve que dans cette région et que tout le monde en mange. Je dis en souriant : « C’est en quelque sorte leur pot au feu ! – Si tu veux ! » dit-il en mordant à pleines dents les tomates et la viande.
Lorsque le soleil a disparu nous traînons sur la plage déserte : à la clarté des lumières adjacentes de la ville en surplomb, on distingue des lambeaux d’écume qui s’abattent jusqu’à nos pieds. Je tente un moment de lire les étoiles, comme je le fais chez moi sans y penser, mais le livre bleu noir du ciel me demeure hermétique ; que n’ai-je emporté une carte du ciel ! Mais je n’ai pas emporté non plus de carte des terres, ni aucun guide du Brésil… je goûte alors pleinement ces inconnues – sans oublier la langue -, je me suis perdu, je l’ai voulu ainsi et ne regrette rien. Le délice de flotter ne me quitte pas ; qui suis-je ? , est une question si pure, à quoi bon la masquer de savoirs qui ne reviennent qu’à nommer ?
Enroulée dans un immense châle bleu que la nuit assombrit, la Reine des Lieux serre contre elle une ombre plus grande qui la protège du léger froid naissant et qui avance à son rythme : inclinée comme un arbre salvateur, l’ombre humaine lui murmure à l’oreille des confidences heureuses que l’océan recouvre de son fracas profane.