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Tu restes là. Tu cherches la plus parfaite des immobilités, avec l’espérance que ta vision revienne.
Tu ne fais aucun geste qui pourrait la mener à fuir, effrayée, vers d’autres cellules dont tu n’entends plus, ni le bruit des chasses d’eau, ni les insultes qui fusent à travers les portes et résonnent dans les couloirs d’un vide absolu.
Malgré toi, ta mémoire se met en chantier, classant sempiternellement les mêmes souvenirs. Sinon que, le temps (dont tu n’as désormais plus aucune notion) écoulé, parfois leur chronologie frise au chaos. Alors tu t’amuses à en intervertir les images comme un réalisateur penché sur son film en gestation. Tu tentes d’y déceler encore une logique, un petit grain de poussière qui en ferait quelque chose d’ancré dans un réel sur lequel tu n’as, maintenant, aucune prise directe. Il t’échappe, chaque jour un peu plus.
Derrière tes paupières closes, ton corps replié en chien de fusil sous le maigre drap de papier indéchirable, une vie s’agite qui ne trouve aucune issue. Ta mémoire elle-même se trouve emprisonnée dans un défilement d’heures dont tu n’as plus idée.
Tu tentes de revivre les scènes qui t’ont menées ici. Mais, curieusement, dans un formidable déni de ta conscience, elles se trouvent déjà refoulée tu ne sais où. Impossible de te rappeler ce crime dont tu as été affublé. Impossible de savoir si c’est bien de toi qu’il s’agissait. Tu distingues la loge du tribunal. Tu revois les gendarmes, autour de toi. Tu croises quelques regards dans l’assistance, certains au bord des larmes, d’autres chargés de haine. Tu entends un vague bruit, un borborygme et un coup de marteau asséné à la table du magistrat. Tu te revois marcher dans le corridor, sous les quolibets d’une foule anonyme. Tu ne sais rien, plus rien qui vaille d’être encore vécu.
Te voilà absent. Ou déjà parti pour un voyage éternellement solitaire. Ta traversée n’aura désormais pas d’autre port d’attache que ton grabat blanc, tes draps indéchirables blancs, entre ces quatre murs blancs, sur un sol carrelé de blanc, tête posée aux abords d’un trône de faïence pour tes besoins (de quels besoins s’agirait-il ?), tes yeux regardant avec indifférence la table de formica blanc et l’assiette blanche, dessus. La seule note de couleur, ce sont tes couverts de plastiques. Est-ce ironique ? On te les a refilés et ils sont rouges. Et puis, là-haut, la fenêtre, inaccessible, même en montant sur la table, et sur la chaise. Et dans le ciel gris ou, parfois, bleu, même les oiseaux ne passent pas. Il n’y a plus que ton esprit pour voler, hors du temps et de l’espace, avec juste ce rythme immuable de la soupe, ou du nettoyage.
Te voilà réduit à la plus petite parcelle d’humanité possible. Au-delà, il n’y aurait que le fractionnement de toi-même en une multitude de cellules éparses, invisibles à l’œil nu dans la blancheur de celle qui te contient.
Rien pour échapper au destin implacable qui d’un nom, fit de toi un numéro, voué à l’oubli du monde extérieur.
Parfois, les premiers temps, tu sentais monter une sourde révolte. Te montaient alors à la gorge des insultes, des ricanements sinistres. C’était tout un travail que de ne rien laisser jaillir hors de tes tripes. Et même elles finissaient par protester. Tu tournais comme un lion dans sa cage. Tu retenais tes poings qui étaient proches de bondir sur les murs en myriades d’étoiles rouges, rouges comme tes couvertes, là, sur la table, dont tu ne peux faire usage puisque ton seul repas est fait d’un brouet saumâtre que tu bois à même l’assiette creuse, blanche, de plastique tendre, pour ne pas te blesser.
Ce fut ton ultime combat, cette lutte contre toi-même, cette violence auto-mutilante qui t’aurait jeté sur les murs et t’y écraser comme une mouche. Une mouche… tiens même elles ne te rendent jamais visite. Sans doute que le labyrinthe qui conduit jusqu’à toi est bien trop compliqué pour le cerveau d’une mouche. Tu serais heureux, pourtant, que l’une d’entre elles se fraie un chemin. Tu lui ferais la conversation. Vous vous raconteriez des histoires de mouche. Tu pourrais pleurer sur son épaule de mouche. Peut-être qu’elle te comprendrait, elle, à défaut d’être compris par les hommes.
Car tu as beau tourner et retourner dans ton esprit les faits qui t’ont été reprochés, tu ne comprends toujours pas la disproportion de la peine.
Perpète. Oui, perpète. Ce mot là, dans la grande confusion qui était la tienne, juste avant que le marteau ne tombe sur la table, devant le magistrat cramoisi, scellant ton destin dans son immuable immobilité, tu l’as bien entendu. C’est d’ailleurs la dernière de tes certitudes, avec celle d’être encore vivant puisque tu sens l’air qui entre et sort, et les battements sonores de ta pompe, là, quelque part, en dedans.
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Manosque, 4 novembre 2010
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