Entré en vigueur depuis à peine un an, le traité de Lisbonne est déjà inadapté à une Union Européenne bousculée par des marchés dont elle a fait la pierre angulaire de sa construction. Quel paradoxe de voir aujourd’hui la machine infernale libérale se retourner contre des institutions qui l’ont porté au pinacle. On pourrait en sourire, si en bout de course, les peuples n’étaient pas appelés à régler, dans la sueur le labeur et la douleur, une facture dont ils ne sont pas responsables en application du vieux schéma privatisation des bénéfices et mutualisations des pertes. Mais pour une fois, plus c’est gros et moins ça passe. Un front populaire de contestation sociale émerge de l’Irlande au Portugal pour refuser la loi d’airain de la rigueur absolue.
Quel chemin parcouru depuis Jean Monnet. Le père de l’UE pensait des Européens, « qu’à force d’obéir aux mêmes règlements, ils finiront par constituer un peuple ». Pourquoi pas. Sauf que ses successeurs se sont servis des règlements pour faire de la concurrence un dogme suprême et confisquer aux états leurs moyens d’intervention.
Conscient de ce défaut génétique, Jacques Delors déclarait ainsi en 1998 dans les colonnes du Nouvel Observateur : « Je refuse une Europe qui ne serait qu’un marché, une zone de libre-échange sans âme, sans conscience, sans volonté politique, sans dimension sociale. Si c’est vers ça qu’on va, je lance un cri d’alarme ». « Le modèle économique européen doit se fonder sur trois principes : la concurrence qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit. »
Force est de constater que les deux derniers aspects sont inexistants. Le grand marché unique européen est devenu faute de gouvernance politique une grande zone de mise en concurrence des économies des pays membres et des travailleurs. La mondialisation qui est le fruit de l’expansionisme libéral européen s’est retournée contre ses géniteurs.
L’impuissance de l’UE est assurée par une course sans fin à l’élargissement comme un cycliste pour qui le moindre arrêt se traduirait par une chute. Le résultat est une implication trop forte pour que les Etats puissent agir isolément et une unité trop faible, quasi-impossible à atteindre à 27, pour pouvoir agir collectivement.
On fait mine de découvrir aujourd’hui que l’euro, seule monnaie au monde orpheline d’Etat, n’est pas viable en l’absence de politique économique commune. Les créateurs de l’euro, ont privé les états de toute prise sur la monnaie européenne ouvrant ainsi la porte aux dérives des institutions bancaires qui se sont vues offrir un blanc-seing au motif de ne pas altérer leur compétitivité au niveau mondial. On mesure au final les dégats d’un tel dogmatisme.
À tort ou à raison, une majorité d’Européens a le sentiment de s’être faite bernée par une construction européenne, dont l’euro est le symbole, accusée d’être un facteur de paupérisation, notamment des classes moyennes, et de creusement des inégalités. Le désamour est profond pour des peuples qui voient l’UE comme une planche pourrie, un radeau de la méduse dans lequel ils ont été embarqués, souvent contre leur gré.
Peu importe dès lors, que restent sur le carreau la zone euro qu’on leur avait vanté comme un bouclier contre le chômage et la mondialisation et qui dans les faits s’est traduite par une perte de pouvoir d’achat et de compétitivité de l’industrie avec au final, sauf en Allemagne, une croissance faible et un taux de chômage élevé.
La critique n’est pas injuste. L’Europe a consacré ces dernières années toute son énergie à la libéralisation de son économie et à la construction d’une monnaie unique surévaluée qui a engendré délocalisations et désindustrialisation.
Dans le même temps, l’Europe sociale elle est devenue une arlésienne dans laquelle plus personne ne croit. S’il est pourtant un défi à relever, une ambition à partager, c’est celle de la défense de nos modèles de solidarités.
La question finalement qui se pose aujourd’hui est celle de savoir si l’économie, la monnaie, sont des fins en soi ou si elles ne sont que des moyens pour concourir au bien-être collectif.
Il faut en finir avec une Europe confisquée par des élites bénéficiaires de la mondialisation et des classes populaires et moyennes condamnées à n’en voir que les mauvais côtés.
Il est urgent que les européistes se muent en euroréalistes. Les naufrages économiques de la péninsule Ibérique et de l’Irlande confirment la nécessité de remettre à plat la construction européenne en redonnant la parole aux peuples, en moralisant le système financier et en arrêtant enfin un pacte social européen qui fixe des limites aux inégalités.
A cet égard, on ne peut qu’applaudir des deux mains la proposition Allemande de mettre un terme à l’irresponsabilité des banques trop aptes au goût de la Chancelière à se défausser dans la difficulté sur les Etats aprés avoir encaissé les recettes de taux d’intérêts trés rémunérateurs. Notre voisin d’Outre-Rhin veut rendre à César ce qui appartient à César. En clair, engager la responsabilité financière des banques et des investisseurs privés dans les futurs plans de sauvetage budgétaire des pays de la zone euro.
Mais il faudra aller plus loin et poser enfin les bonnes questions. Le problème de l’Europe est son caractère ectoplasmique. Pas d’identité, pas frontières, pas plus qu’elle n’a d’intérêt général à partager ou de défi historique commun à relever. Créer une communauté de destin impose de savoir où nous voulons aller et ce que nous voulons construire.
Le bon sens voudrait que l’on revienne à une Europe pragmatique, à géométrie variable selon le niveau d’intégration. La France et l’Allemagne qui pèsent plus de 50% du PIB européen ont plus que jamais un rôle historique à joueur, celui d’une avant-garde éclairée.
Les vieilles nations n’ont pas vocation à se dissoudre dans une Europe pasteurisée. Nos différences sont nos richesses. La modernité c’est aujourd’hui de construire l’unité européenne sur la diversité des nations, sur le respect de leurs cultures et de leurs particularismes, et non leur effacement, à travers un mode de coopération intelligent à inventer. Il est temps, grand temps, de changer de cap.