Vous connaissez le principe des vases communicants ? C’est tout simple : l’auteur d’un blogue invite une connaissance à venir discourir sur son site tandis que lui-même va prendre possession du site laissé libre. Alors voilà, aujourd’hui, j’ai remis les clefs de Marche romane à Bertrand Redonnet, qui doit être tout heureux de quitter un instant sa Pologne enneigée et ses moins vingt-cinq degrés pour venir se réchauffer un peu plus à l’Ouest. Pas de chance, il y a aussi de la neige ici, mais il ne fait que moins huit et il appréciera, j’en suis certain.
Il est inutile de vous présenter Bertrand. Si vous ne l’avez pas lu ici, en commentaire, vous l’aurez entendu tempêter depuis son blogue d’exilé qu’il a consacré aux mots. Et ses mots, justement, sonnent généralement fort car il a su garder en lui, malgré les années qui défilent et qui lui ont quelque peu blanchi les cheveux, il a su garder, dis-je, cet esprit de révolte (contre toutes les tromperies de la société) qu’on possède généralement quand on a dix-sept ans. Et ses propos, contrairement à ce qu’affirmait Rimbaud, sont toujours très sérieux…
Je vous laisse en sa compagnie. Quant à moi, je me sauve…
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C’est la fête aujourd’hui aux vases communicants : Je vais passerchez un ami…Le saluer. Nous nous connaissons depuis plus de trois ans.
Je pousse la porte de Marche Romane…J’appelle. Personne….La maison est vide mais le feu crépite et la table est servie.
Que faire ? Attendre là ? Mais il est où, l’ami Feuilly ?
Et tout à coup j’y repense : Il est chez moi…Je l’avais invité.
Merde ! Quel âne bâté je fais !
Bon…Il est tard…J’étais venu pour laisser un mot…Un texte que j’avais écrit il y a quelques années et puis que j’avais abandonné.
Je le lui laisse sur la table.
J’espère qu’il me laissera aussi un mot.
Chez moi.
Comme ça, nous ne nous serons croisés qu’à demi.
De toute façon entre nous, c’est toujours une histoire de mots.
Bertrand
Le bourgeois, la mort et le manant
Quentinvit le soleil se lever par-dessusla forêt. Trois chevreuils au détour d’une allée détalèrent devant lui et, d’un bond, sautèrent sous le couvert des taillis. L’herbe des allées était blanche d’une moindre gelée et craquait sous la chaussure.
On était le matin du 28 décembre.
Quentin marchait d’un pas désordonné, pressé de constater l’état dans lequel la tempête de la nuit aurait laissé son chantier.
Ses coupes se situaient au cœur d’une vaste propriété de plus de quatre cent hectares, entièrement ceinte d’une clôture grillagée. Aussi l’hiver, par respect pour les allées détrempées, laissait-il sa camionnette au portail d’entrée et se rendait-il à pied à travers la forêt jusqu’à sa coupe du moment, le plus souvent à deux ou trois kilomètres de distance.
Chemin faisant, il furetait les sous-bois, tâchait de surprendre les animaux sauvages et prenait le temps d’examiner les empreintes de chevreuils ou les dévastations des sangliers de la migration d’automne.
A la saison, il musardait aussi pour repérer le passage des lièvres et des lapins. Si les indices lui paraissaient probants, une vieille corde de guitare était alors disposée en collet. Dès potron-minet et très discrètement, il faisait alors de longs détours dans les sous-bois pour aller lever ses pièges.
Car il y avait danger. Le propriétaire des lieux, hobereau de village, bourgeois fesse-mathieu, ladre obsédé par la propriété, s’il l’eût surpris, aurait assurément voulut dénoncer la convention d’exploitation qui le liait à Quentin.
A grand regret sans doute car le bonhomme, âpre aux gains, recevait pour les replantations une subvention substantielle et la récolte annuelle de Quentin lui procurait, en plus, un joli petit dividende.
N’empêche qu’un article du contrat, peut-être par intimidation, stipulait bien que toute action de chasse, à plus forte raison de braconnage, était absolument prohibée et même, idiotie suprême de l’hystérie accaparatrice, la cueillette des champignons, le ramassage des escargots, des fraises des bois, des noisettes, des fleurs sauvages, dont en premier lieu les orchidées.
La transgression systématique de ces interdictions - sauf celle s’appliquant aux orchidées - constituait pour Quentin un double plaisir : Il mettait un point d’honneur à « voler le voleur ».
Une fois même, il s’était emparé d’un chevreuil.
C’était peu avant Noël. La journée avait été sombre et le brouillard flottait maintenant autour des arbres, enveloppant aussiles allées d’une humidité tremblante. Quentin avait misla dernière main au chargement de son camion. Ilse préparait à partir et se lavait les mains à l’eau rougeâtre d’une ornière. Dans le lointain depuis longtemps il entendait la chasse, les cris gutturaux des hommes, les aboiements rauques des chiens de meute, comme ceux de fauves mis en appétit et qui se racleraient la gorge et, de temps à autre, appel navrant de la mort aux abois, une corne.
Un frisson remua les broussailles alentour et les genêts s’écartèrent, sans bruit, avec douceur presque. Quelqu’un claudiquait là, tout près.
Quentin tressaillitet se retourna vivement. Une sombre silhouette s’était arrêtée aux abords de l’allée, qui respirait bruyamment.
Grelottant sur ses pattes écartées pour garder l’équilibre, le bas côté ensanglanté et l’œil qui dégoulinait de stupeur et d’effroi, un chevreuil fixait Quentin.Se voyant là perdue, la retraite coupée par cet homme immobile et qui le regardait en silence,avec la meute qui rugissait là-bas et la corne lancinante derrière les brouillards et les chasseurs hurlant,la bête ne bougea plus, regarda l’homme en pleurant de grosses larmes, pencha doucement la tête de côté comme si elle voulait d’un œil voir une dernière fois la couleur des nuages et du ciel, meurtrie autant par la fatigue de ses blessures que par le désespoir du combat perdu, plia les pattes, se mit lentement à genoux, éternua dans un soubresaut et se laissa choir enfin sur la boue du chemin.
Déjà la petite langue pendaitdes babines entrouvertes.
Quentin s’était précipité et avaitjeté l’animal sur son chargement, entre les deux rangées de bois. Dans ses larges rétroviseurs il avait vu, tandis qu’il cahotait lentement sur l’allée, la meuteécumante tourner en rond et rugir, là où était tombé le chevreuil.
Mathilde, sa compagne, avait préparé des civets et des sauces aux airelles et on avait festoyé entre amis pour Noël.
Mais Quentin n’avait goûté que du bout des lèvres et avait déclaré que c’était dégueulasse, trop fort, trop saveur de sauvage.
Peut-être revoyait-il, parmi les sauces, les morceaux de viande et les champignons, flotter les deux yeux du désespoir et de la mort.