Comment traverser la baie de La Havane avec un couteau suisse mais sans barre aux amandes grillées

Publié le 02 décembre 2010 par Espritvagabond
Ou une aventure latino-cubaine.
La scène se passe à Casablanca, de l'autre côté de la baie de La Havane. Mes compagnons et moi venons de parcourir quelques kilomètres à la marche, visitant El Castillo de los Tres Reyes del Morro, puis la Fortaleza de San Carlos de la Cabana, avant d'aboutir au pied de la sculpture du Cristo de La Habana après avoir emprunté une petite route sous un soleil de plomb. Le matin, nous avions pris la navette de l'hôtel vers Habana Vieja, puis emprunté une Lada-Taxi pour 4 pesos avant d'entrer dans le parc Cabana qui abrite les deux forteresses.
À Casablanca, il y a une toute petite gare ferroviaire, à côté d'un aussi petit terminal de ferry et d'une tienda qui vend des helados rafraîchissants mais un chocolat noir pas très frais.
Le préposé à la sécurité du traversier m'informe que le bateau passe à toutes les demie-heures. Il est autour de midi douze, alors nous optons pour un helado, après que je me sois informé à la gare pour les horaires du train. C'est que je prévois revenir quelques jours plus tard pour prendre ce train vers Playas del Este.
Quand midi trente approche, nous revenons vers le terminal pour savoir si on doit acheter les billets de traversier au guichet ou sur le bateau; la petite dame rondelette qui est à la fenêtre m'informe que le peso convertible qui doit assurer notre passage est à payer au préposé juste avant l'embarquement. Avant, il faut passer la sécurité.
On nous demande donc d'ouvrir nos sacs de jour pour l'inspection, avant de pouvoir être passé au détecteur de métal manuel par le préposé à la sécurité. Imaginez une version un peu weird mais sérieuse d'une sécurité d'aéroport, mais dans une petite cabine en béton donnant sur un quai en béton lui aussi. À part nous trois, il y a dans la cabine le préposé au détecteur de métal et 4 agentes de sécurité féminines qui sont visiblement là pour fouiller les sacs. Nous procédons donc. ma fouilleuse me demande d'abord de lui refiler un morceau de mon helado, que j'achève justement, car il fait très chaud. J'accepte volontiers. Mon sac contient une bouteille d'eau, un livre de voyage, quelques cartes et notes, une barre aux amandes grillées que je traîne depuis mon départ de Montréal en cas de panique, des piles de rechange pour mon appareil, une montre et une calculette. Le sac de jour d'Arsenio ne semble pas poser plus de problèmes. Deux préposées nous informent qu'elles trouvent Esteban pas mal cute, mais ni lui ni Arsenio ne comprennent leur espagnol-joual, alors je traduis et Esteban, beau joueur, se montre ravi. La petite dame rondelette qui semble en charge de cette équipe achève sa fouille du sac d'Esteban et y découvre son couteau suisse Victorinox. La mienne aurait fait de même si je n'avais oublié de le glisser dans mon sac ce matin-là. La petite dame rondelette nous informe qu'il est impossible de nous laisser passer avec ce couteau. Je blague un brin, plaidant que nous ne sommes que 3 gringos qui veulent se rendre de l'autre côté, mais elle semble intraitable. Après quelques minutes, à court d'arguments, nous quittons la petite cabine, dépité.
J'adopte alors l'attitude du touriste déçu et désemparé devant la situation, en ayant l'air de chercher une solution alternative; à Casablanca, il n'y a rien d'autre que l'ombre d'une Lada de police qui est passée par là dix minutes plus tôt; pas un chat ni un taxi en vue, bien entendu. Mes commentaires, bien qu'apparemment adressés à mes compagnons, sont formulés en espagnol pour être bien sur d'être entendus par la petite dame rondelette et le préposé au détecteur de métal qui semble être un bon gars.
Je refais une tentative, en leur expliquant que nous sommes des visiteurs, qui ont payé un taxi, puis payé pour visiter les deux forteresses, que nous avons dépensé dans la tienda locale, etc, et que nous ne voudrions pas avoir à marcher tout le trajet de retour vers l'entrée du parc pour y trouver un taxi quelques heures plus tard alors que Habana Vieja est à 10 minutes de traversier. Si la petite dame rondelette est intraitable, le préposé semble être de mon côté. Je retourne à mes compagnons, alors que le préposé me fait signe qu'il tentera de convaincre la dame pour moi.
Il ressort dépité une minute plus tard; ce couteau suisse ne traversera pas la baie sous sa garde.
Je fais une mine découragée devant la situation, en demandant à la dame si elle sait où trouver un taxi dans ce village. Elle m'informe qu'elle peut tenter d'appeler quelqu'un. C'est le moment que choisi mon préposé pour sortir de la cabine et m'attirer à côté, à l'abri des regards. Nous nous regroupons autour de lui, mes compagnons et moi. Il m'informe que si je lui remets le couteau suspect, il pourrait le passer lui-même au préposé aux billets, qui nous le remettrait juste avant notre embarquement au moment d'acheter nos billets. Devant mon assentiment, il rentre et va subtilement chercher le gars des billets, qui vient conspirer avec nous à côté de la cabine, toujours à l'abri. Il explique son plan, et demande si l'autre est d'accord pour collaborer. Il hésite un moment, puis mentionne qu'ils devront partager. Mon préposé lui indique d'être subtil, puisque je parle espagnol. L'autre hoche la tête et retourne à son poste. Le préposé me ré-explique le plan, que j'accepte, et me demande combien vaudrait ce petite service. J'hésite à me commettre avec une grosse somme, puisque l'on parle d'un couteau suisse, quand même, et que je ne veux pas me faire arnaquer, mais j'hésite aussi à lui offrir une trop petite somme, de peur de faire foirer le plan et de l'insulter. Je mentionne 5 pesos convertibles (environ 120 pesos nationaux), et il accepte sans hésitation. Excellent. Je lui remets l'argent et le couteau suisse.
Nous revenons dans la cabine avec l'intention de prendre ce satané traversier. Si les dames de la sécurité nous demandent ce qu'on a fait du couteau, on dira qu'on l'a balancé aux poubelles, on veut traverser. Elles reprennent leurs fouilles de nos sacs à dos avec attention. Étrangement, aucune ne mentionne le couteau. Ma préposée, la même qui a déjà eu une portion d'hélado, me demande cette fois de lui donner ma barre aux amandes grillées. Je refuse. Non. C'est ma barre aux amandes grillées. Je l'ai depuis Montréal, je la conserve pour les cas où j'aurais faim et me trouverais sans option temporairement. Et en plus, ces barres aux amandes grillées sont un véritable délice. Impossible de les trouver à La Havane. Non, c'est ma barre, bon! Je ne lui dis pas tout ça, mais ça me passe par la tête. Je lui dis tout de même en hésitant: No, es mio... mais elle insiste en me regardant. Je lui demande si j'ai le choix, et à son regard vers le sac d'Esteban, je comprends que ça sera son prix pour ne pas demander ce qu'on a fait du couteau suisse. Tant pis pour ma barre, que je lui laisse donc avec regret. Elle m'informe qu'elle la donnera à ses deux enfants, et je lui dis que si c'est pour les enfants, ça me fait plaisir de la lui donner. Le couteau suisse, lui, est déjà en train de changer de main de l'autre côté de la petite porte de sortie de la cabine vers le quai.
Notre préposé au détecteur de métal revient justement et nous laisse passer sans nous "détecter", puis nous rejoignons le préposé au billets, qui, en échange de nos 3 pesos de passage réguliers, me glisse le couteau suisse dans la main.
Nous embarquons enfin dans le ferry, qui part moins d'une minute plus tard.
Environs neuf minutes après notre embarquement, nous atteignons le quai de Habana Vieja, débarquons du petit traversier, et sortons du terminal. Je remets le couteau à Esteban, qui s'excuse de ce trouble, mais je rejette les excuses; c'est pas sa faute, et 5 pesos, à trois, pour une anecdote à raconter sur mon blogue, c'est pas cher payé. :-).
Puis nous remontons la rue Mercaderes à la recherche d'une terrasse où déguster quelque tapas avec une cerveza Bucanero.
Nous tombons plutôt sur un marchand... de couteaux suisse Voctorinox! Véridique! Je ne peux m'empêcher de prendre une photo d'Esteban devant une reproduction géante du coupable dont le passage sur le ferry a coûté plus cher que nos trois passages réunis quelques minutes plus tôt! Nous dénicherons finalement une terrasse où nous allions rigoler de cette petite aventure latino-cubaine...
Je noterai que le prix de 5 pesos convertibles était bien inférieur à la valeur du couteau, en plus d'être deux fois moins cher que d'avoir pris un taxi de Casablanca pour rentrer, sans parler du temps gagné à utiliser le ferry plutôt que la route ou, pire encore, la marche vers l'entrée du parc pour y trouver un taxi!
Le seul élément qui demeure sans réponse est le danger que représentait le couteau suisse sur ce bateau. On parle ici d'un petit couteau multi-usage pas très utile comme arme de poing... et en plus, avec aucun accès à la cabine de pilotage du bateau et une traversée de moins de dix minutes, je ne comprenais pas quel genre de dommage nous aurions pu causer.
Plus tard, une seule réponse m'est venue à l'esprit; et si, muni de cette arme, on avait eu peur que nous demandions au traversier de changer de route pour nous emmener tous à Miami? En terme de sécurité, j'imagine qu'il faut placer la ligne à un endroit. Dans les aéroports, cette ligne est fixée à 100 ml de dentifrice, par exemple. J'imagine qu'à Casablanca de Cuba, le couteau suisse tombait juste du mauvais côté de cette ligne. Remarquez que personnellement, jamais je n'aurais eu l'idée de quitter La Havane pour Miami!
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Photos: 1. Casablanca. 2. Lada de police quittant les lieux avant le crime. 3. Marina de Casablanca avec vue sur le Cristo, en haut. 4. Port de La Havane. 5.  Esteban et couteau suisse géant.
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