L'économiste André Orléan dénonce l'«inertie totale d'une Europe impuissante» face à la crise
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Le plan d'aide à l'Irlande n'a pas convaincu les marchés, désormais suspendus aux annonces de la Banque centrale européenne (BCE), attendues jeudi 2 décembre. Dans un entretien à Mediapart, l'économiste André Orléan, directeur de recherche au CNRS, et l'un des chefs de file du mouvement des «atterrés» (lire sous l'onglet Prolonger), dénonce l'«inertie stratégique totale» d'une Europe «divisée et impuissante». Pour s'en sortir, ce spécialiste de la monnaie plaide pour un new deal, qui permettrait, entre autres choses, de revoir de fond en comble notre relation d'«extrême dépendance» aux marchés.
Après la Grèce au printemps, au tour de l'Irlande. Quelle est la gravité de la situation pour la zone euro?
Cette nouvelle crise était prévisible. Elle s'inscrit toujours dans la même logique, qui consiste à gérer la dette publique en rassurant les marchés financiers. Sauf qu'il est très difficile de rassurer les marchés, dans la mesure où l'on ne propose que des plans de rigueur, qui eux-mêmes anticipent sur des croissances faibles. Et la croissance faible est la pire des choses pour un pays endetté.
Est-ce qu'il y a du neuf, par rapport à la crise grecque?
La réaction des marchés diffère. Ils avaient réagi très positivement au plan grec le 10 mai 2010. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas. D'autres pays, qui n'étaient jusqu'à présents pas dans le collimateur, comme l'Italie, ont même vu leur taux d'intérêt croître. D'ailleurs, la presse financière est plutôt alarmiste. Le plan irlandais ne l'a pas rassurée non plus.
Tout le monde prend conscience, petit à petit, avec le cas irlandais aujourd'hui, en attendant les suivants, que ce n'est pas la bonne stratégie. Cette réponse au coup par coup, à chaque fois que la contagion touche un nouveau pays, ne fonctionne pas. On va passer d'un pays à un autre, accroître le financement de l'Europe au fil des plans d'aide, créer de la récession, qui va entraîner des problèmes de déficit public encore plus grands, et accumuler de la dette de manière totalement désorganisée, sans perspective claire.
«L’Allemagne est trop autocentrée»
Que faire?
Sans une Europe unie, pas grand-chose. La situation actuelle montre qu'une zone monétaire aussi fortement intégrée que la zone euro ne peut survivre sans un pouvoir politique fort. L'expérience des systèmes monétaires internationaux est, de ce point de vue, sans ambiguïté. Leur stabilité a été acquise lorsqu'une nation s'est montrée capable d'en assumer le leadership. Cette nation impose sa monnaie, en tire des avantages, mais il lui revient aussi des devoirs, par rapport aux autres pays.
Chaque fois que ce leadership n'est pas assumé, la période est instable. Ce fut le cas dans l'entre-deux-guerres, lorsque les Etats-Unis ne voulaient pas prendre le relais de l'Angleterre. Nous avions alors un pays, les Etats-Unis, économie dominante et créancière de l'ensemble du monde, qui appliquait des politiques opportunistes en fonction de son seul intérêt privé. On est un peu dans la même situation avec l'Allemagne et la zone euro aujourd'hui.
L'Allemagne ne pense qu'à elle?
Oui. Elle est trop autocentrée. Elle ne voit même pas que ses excédents commerciaux n'existent que grâce aux déficits d'autres pays européens – puisque la zone euro est à peu près à l'équilibre prise dans son ensemble. Il n'est donc pas dans les intérêts de l'Allemagne que ces pays quittent l'euro. Nous avons une Allemagne dominante d'un point de vue économique, mais qui se montre incapable de comprendre les intérêts collectifs de l'Europe, qui ne regarde que vers les pays du Nord, et méprise les pays du Sud du continent. D'où une absence de vision collective qui a pour conséquence une inertie stratégique totale.
Mais il y a peu de chance que cette donne change à court terme.
Ce genre de choses ne va en effet pas se résoudre du jour au lendemain. Je suis très pessimiste. Je ne vois pas comment nous pouvons continuer avec de telles hétérogénéités dans la zone euro. Il suffit de regarder les écarts de coûts salariaux... Avec, au centre, un pays qui ne relance pas sa demande, qui exerce une pression salariale très forte, et qui mise sur les exportations. Et, pour les pays dits périphériques, des cures d'austérité comme seul horizon!
L'Europe face aux marchés financiers me fait penser au combat des Horaces et des Curiaces. Parce que l'Europe est divisée, elle est impuissante. A chaque fois, c'est la même chose : les marchés trouvent face à eux un pays isolé qu'ils peuvent aisément mettre à terre. D'abord la Grèce, puis l'Irlande. Et à chaque fois, l'Europe perd malgré ses immenses ressources. Son fractionnement politique la mène dans une impasse. Elle ne sait pas tirer profit de son poids global.
Aujourd'hui, il apparaît avec force que souveraineté monétaire et souveraineté politique sont étroitement liées. L'existence d'une monnaie unique sans souveraineté politique de même intensité n'est pas tenable. On a cru que les marchés seraient capables à eux seuls d'harmoniser les intérêts. Ce fut un échec retentissant.
On voit aujourd'hui que l'harmonisation des intérêts passe surtout par le politique. Cette action du politique est au fondement de toutes les unités monétaires. Par le biais des transferts budgétaires, en particulier. Mais également par le biais de la politique monétaire et de la dette publique. Les Etats-Unis nous montrent quel usage un pays peut faire de sa souveraineté politique pour détendre ses contraintes économiques. Faute d'un tel mécanisme, l'Europe ne vit plus son unité monétaire que comme une lourde contrainte, qui produit de d'austérité!
L'Europe économique est sur le point de rompre?
La logique actuelle de financements négociés au coup par coup, aux conditions du marché, nous mène tout droit dans le mur. D'une part, parce qu'elle rencontre nécessairement un jour ou l'autre le refus allemand de poursuivre les financements. A un certain moment, l'opinion publique allemande décidera qu'elle ne peut plus payer.
D'autre part, parce qu'aujourd'hui, on a l'impression de revivre un remake des années 1930, à savoir une suite de plans déflationnistes qui enfoncent l'économie européenne dans la crise. Alors qu'on a pu croire en 2008-2009 que les Etats avaient entendu la leçon keynésienne en mettant en place des plans de relance, aujourd'hui, il n'est plus question que de rigueur budgétaire, de baisse des salaires, de suppression de postes de fonctionnaires, de diminution des dépenses sociales comme pour les plans Laval ou Brüning.
Quelles seraient les pistes de sortie de crise, si cette puissance européenne existait?
Il faut d'abord comprendre qu'on ne sortira pas de la crise en considérant les droits des créanciers comme intouchables. Cela n'est pas tenable et conduit à accroître l'endettement d'une manière vertigineuse, comme le montre bien le cas irlandais. Les salariés ne peuvent continuer à honorer les hauts revenus de la finance. Il faut un new deal.
Cela veut dire renégocier les dettes publiques?
Ce serait un pas très important. Mais qui est lié au point précédent: il faut un pilote dans l'avion. Pour renégocier les dettes, il faut être capable de parler aux créanciers d'une seule voix. C'est la seule perspective pour se libérer de la tyrannie des marchés, et en finir avec ces taux d'intérêt sur la dette beaucoup trop élevés.
Au passage, les taux élevés sur la dette que doivent payer certains pays européens sont une illustration des dysfonctionnements européens. En théorie, ces taux servent, quand ils sont élevés, à compenser, pour le prêteur, le risque d'insolvabilité. Ils donnent aux créanciers un supplément de revenu pour le compenser des pertes que l'insolvabilité lui fait essuyer. Or, l'Europe fait payer ces taux aux pays débiteurs et en même temps garantit la dette!
C'est totalement contradictoire: soit on garantit la dette et alors les taux d'intérêt doivent s'aligner à la baisse, soit on ne la garantit pas et l'on se ménage la possibilité d'un défaut ou d'une restructuration. A moins, autre option, que ces taux élevés soient conçus comme des punitions, ce qui nous ramène directement au manque total de solidarité européenne.
L'une des pistes souvent évoquée serait d'imposer l'idée d'une dette européenne. Il n'y aurait plus une dette irlandaise ou une dette allemande, mais une dette européenne. Cette hypothèse est intéressante. Mais elle ne saurait réussir que dans le cadre d'une négociation globale visant à sortir de notre situation d'extrême dépendance par rapport aux marchés. Là est la question centrale.
«Hors de la zone euro, l’Irlande aurait beaucoup de mal à se financer»
L'Irlande ou le Portugal ne feraient-ils pas mieux de faire défaut, plutôt qu'accepter des plans d'aide de Bruxelles et du FMI?
Notons qu'il y a plein de manières de gérer ses dettes. Concernant l'Irlande, d'abord, vous pouvez très concrètement décider d'enlever la garantie de l'Etat sur les obligations bancaires. Ensuite, décider que les créanciers de ces banques ont eux aussi une responsabilité, et que l'on ne va les rembourser qu'à un certain niveau. La dépréciation des dettes privées est fréquente, et même intrinsèque à la machine financière.
C'est ce que j'indiquais précédemment. Il serait fou de vouloir garantir l'ensemble des créances. Cela implique nécessairement des transferts du contribuable vers le secteur financier qui sont fondamentalement contreproductifs... et injustes. Faut-il rappeler que l'endettement public que nous connaissons aujourd'hui est la conséquence directe des dysfonctionnements financiers et bancaires?
Quant à la dette publique, il y a beaucoup de pistes: peser sur les taux d'intérêt, peser sur les remboursements, jouer sur la durée de la dette, son prix, son taux d'intérêt, etc. En fait, les instruments à notre disposition sont nombreux. Cependant, c'est là un acte qui demande une stratégie politique élaborée. Le blocage de l'accès aux financements internationaux est une arme aux mains des marchés dont il ne faudrait surtout pas sous-estimer la puissance.
Et si ces «petits» Etats sortaient de la zone euro?
C'est techniquement possible. Quant à savoir si c'est une solution, je ne le crois pas. On peut penser que, s'ils n'avaient pas été dans la zone euro, ces pays ne connaîtraient peut-être pas tous ces problèmes, en particulier parce qu'ils pourraient modifier la parité de leur monnaie. Mais maintenant qu'ils y sont, le fait d'en sortir augmenterait plutôt leurs problèmes qu'autre chose. Hors de la zone euro, ces pays auraient beaucoup de mal à se financer. Cela ne ferait que renforcer les exigences des marchés financiers.
Y a-t-il, tout de même, des motifs d'optimisme?
Nous avons vu, ces dernières années, que la réalité pouvait être un maître exigeant. Elle a su imposer des réaménagements idéologiques rapides et imprévus. Je pense en particulier à la Banque centrale européenne. Désormais (depuis le printemps, ndlr), la BCE rachète de la dette souveraine, ce qui paraissait inconcevable il y a encore un an. Du point de vue de la doctrine monétaire, c'est un changement radical: l'euro s'est fondé sur le mythe d'une monnaie conçue comme un instrument purement économique, indépendant du politique.
Je pense d'ailleurs que la BCE devrait aller plus loin dans cette voie. Un pouvoir européen fort trouverait dans la monnaie une arme d'une très grande puissance si elle avait la volonté de changer son état de dépendance à l'égard de la finance internationale. Enfin, au titre des transformations idéologiques imposées par la nécessité, souvenons-nous également que les Allemands, au moment de la crise grecque, étaient opposés à l'idée d'un financement européen des pays endettés. La réalité ne leur a guère laissé de choix.
02 Décembre 2010 Par Ludovic Lamant
Manifestation samedi à Dublin. «La dette d'une banque, pas la mort d'une nation»