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Henninger - Immarigeon : le débat (IV et fin)

Publié le 02 décembre 2010 par Egea

Suite et fin de notre débat uchronique.

Henninger - Immarigeon : le débat (IV et fin)

Les précédentes escarmouches se trouvent :

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Mille mercis encore à nos duettistes, Jean-Philippe Immarigeon et Laurent Henninger. C'est un bel effort qu'ils ont mené, alimentant un débat enfin construit, et finalement si rare. En effet, dans les revues ou les colloques, on a surtout des monologues juxtaposés, et si le débat émerge, il est souvent confus. Les sites de "chat" d'internet sont intéressants, mais leur ouverture à tous empêche des considérations approfondies. C'est pourquoi je suis fort satisfait de la hauteur de vue de ce débat, animé par deux protagoniste à la haute culture et qui ont le temps d'articuler leurs arguments. C'est une belle innovation permise par Internet, par les blogs, et j'espère qu'égéa en suscitera d'autres.

Merci donc à vous deux, chers amis. A la prochaine.

O. Kempf

Immarigeon

1940, parce que précisément (mais ce n’est qu’une hypothèse), nous avons cru alors que le modèle de bataille conduite, la managed battle des Américains, pouvait gagner la guerre à lui tout seul. Et que – mais je n’ai rien inventé, ce sont les historiens US eux-mêmes qui le relèvent, comme Ernest R. May dans sa Strange victory – les similitudes sont trop évidentes, non d’une défaite à l’autre mais d’une doctrine à l’autre, pour ne pas s’interroger. Car qu’est-ce qu’être fort ? Accumuler de la puissance ou gagner les batailles ? Dire qu’en 1944 l’Amérique eut finalement le dernier mot ne résout pas le problème qui se pose encore : comment éviter l’accident irrattrapable, celui qui, par manque de recul, fait qu’on est le dos au mur et que le temps vous manque pour le coup de rein salvateur, que le bourreau suprême ne vous laisse pas encore ne serait-ce qu’une petite minute ? Et il suffit de relire Churchill pour se rappeler qu’au printemps 1942 lors de la chute de Tobrouk et l’offensive qui amena la Wehrmacht sur la Volga et le Caucase, après la perte des Philippines, de Singapour et de Hong Kong, avec les Japonais aux portes de l’Inde et l’Australie, il fallait la foi du charbonnier pour envisager, sous moins de trois ans, la victoire finale des démocraties par KO. Car il est facile de se réfugier, après coup, derrière les fondamentaux ; Raymond Aron écrivait dans Paix et guerre entre les nations que « sans la victoire de la Marne, en 1914, il n’y aurait pas eu de mobilisation totale du potentiel français. Sans la Bataille d’Angleterre, il n’y aurait pas eu, à partir de 1940, de mobilisation totale du potentiel britannique, puis américain. En 1939, le potentiel franco-britannique ne représentait que des chiffres sur du papier si les deux démocraties ne disposaient pas de temps et de la liberté des mers. La France n’eut pas de temps, la Grande-Bretagne, en dépit de tout, garda la liberté des mers. » Donc la puissance n’est en rien une garantie de survie et de pérennité. On ne peut vaincre sans elle, mais on peut également perdre avec elle.



D’où l’importance de comprendre pourquoi le faible peut remporter un one shot. La défaite d’Afghanistan peut n’avoir qu’un impact limité, comme celle du Vietnam n’a finalement pas coûté grand chose, si ce n’est un endettement endémique et récurrent des Etats-Unis dont on ne sait pas s’il provoquera un jour leur faillite ou s’il peut continuer ainsi jusqu’à la fin des temps. Mais – et je sacrifie un instant au déterminisme – la conjonction des crises, ou plutôt la déclinaison d’une seule et même crise en de multiples branches (militaire, alimentaire, sanitaire, écologique, industrielle et bien entendu financière) montre que nous sommes au bout du système, et qu’il est dramatique de se bercer encore d’illusions. Notre défaite en Afghanistan n’est-elle pas alors le signe d’un « mal » profond ?



La solution, ou du moins une piste de réflexion ? Je reviens à Paul Valéry et à sa conférence sur l’histoire de 1931 reprise dans Regards sur le monde actuel, que j’avais commentée en décembre 2006 dans un article de la Revue de Défense Nationale, « Le monde selon Rand ». A partir du moment où l’on peut « localiser » les choses, autrement dit renoncer à tout connaître, il est possible, dès lors qu’on opère cette coupure quantique, de maîtriser à peu près les liens de détermination locaux, ou du moins d’en choisir certains et de les imposer à l’adversaire. Mais si l’on replace systématiquement la partie dans le tout, comme s’obstine à le faire l’Occident américain, « le monde fini » de Valéry est un monde qui nous échappe.



Un monde géré et laplacien tel que le matérialisme de la fin des Lumières en rêvait est illusoire. Comme le suggérait Paul Valéry, l’accroissement de la connaissance ne fait que nous rapprocher du moment où nous réaliserons que nous ne saurons précisément jamais tout, où l’illusion prométhéenne ne tiendra plus. C’est cette remise en cause totale du legs sur lequel nous avons vécu deux siècles durant, qui doit être le sujet de réflexion de la réflexion stratégique, et non l’auto-célébration d’un concept de puissance qui a fait son temps. __ HENNINGER – DERNIER TIR :__

Bon, cessons d’opposer la « puissance » et le temps long, d’une part, et le « one shot » ou le « coup génial » qui peut tout emporter, d’autre part. Je persiste et signe avec la détermination d’un bouledogue : la puissance est une nécessité absolue et elle n’a pas « fait son temps » ; elle est de tous les temps ! Je ne vois même pas en quoi on peut le discuter. En revanche, ce qui peut prêter à débat est la définition de cette puissance et la détermination de ses modalités. Quant aux « incidents irrattrapables » que tu évoques, ils ne le sont que parce qu’ils arrivent en point d’orgue d’une situation déjà pourrie de toutes parts ; donc ce ne sont pas des accidents, ni des « one shots ». Point. J’ajoute que la façon dont tu les envisage montre bien que tu reste prisonnier du paradigme de la « bataille décisive ». Ça n’est donc pas que l’on peut « perdre avec la puissance », mais bien plutôt que la puissance présente – nécessairement ? toujours ? – des failles que tout adversaire cherchera à exploiter. Le processus est vieux comme le monde.

Tu le reconnais d’ailleurs toi-même lorsque tu écris : « Notre défaite en Afghanistan n’est-elle pas alors le signe d’un ‘mal’ profond ? » Précisément ! Et, là, je redeviens d’accord avec toi : lorsque la puissance ne peut envisager d’autres modalités d’applications que managériales, au détriment d’une véritable pensée politique (alors que les techniques du management, si elles restent indispensables dans les systèmes complexes, ne peuvent se substituer à la stratégie et à la politique, et doivent donc toujours leur rester subordonnées), mais aussi lorsqu’une civilisation n’est plus porteuse d’un projet en marche, alors cette puissance peut réellement être considérée comme étant sur son déclin. Et, si aucune puissance porteuse de projet et d’intelligence ne parvient à émerger, on entre dans une ère particulièrement sombre, dans laquelle la puissance déclinante continue à mettre en œuvre sa force, mais de façon exclusivement destructrice – ce qui, dans l’exemple qui nous occupe, est particulièrement inquiétant, voire terrifiant, au vu des capacités de destruction et de « puissance de feu » dont l’Amérique dispose aujourd’hui ; et le tableau s’assombrit encore avec le caractère de plus en plus autiste de la puissance américaine.

Car une puissance réellement intelligente ne peut que reconnaître ses limites, et donc agir en les prenant en compte, acceptant ainsi le caractère tragique du monde. En revanche, lorsqu’elle vit dans l’illusion prométhéenne – ici, je devrais même dire tout simplement infantile – de tout pouvoir contrôler, et par la technique qui plus est, croyant ainsi pouvoir s’affranchir de la stratégie et de la politique – c’est-à-dire de la détermination du « sens » –, elle ne peut que courir à sa perte. Alors, comme un enfant découvrant soudainement que son fantasme de toute-puissance se heurte au mur du réel, elle peut être prise d’une rage de destruction.

Pour l’heure, il me semble bien que c’est une situation de ce type que nous sommes en train de vivre : aucune puissance porteuse d’un authentique projet civilisationnel alternatif n’émerge véritablement (l’Islam est purement régressif, au sens quasiment psychanalytique du terme, la Russie est hors-jeu, quant à l’Inde, la Chine et le Brésil, ils ne sont que dans un schéma d’imitation, et pas de création authentique) ; aucun adversaire de la puissance dominante du jour n’est à même de la vaincre ; mais celle-ci ne peut plus pour autant l’emporter sans se remettre profondément en cause. C’est donc Antonio Gramsci qui aurait eu raison, dès les années 30, lorsqu’il écrivait : « La crise survient justement dans le fait que le vieux se meurt et que le nouveau n’arrive pas à naître : cet interrègne est marqué par l’éclosion d’une grande variété de symptômes morbides. »

Fin du débat


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