Adriaen Pietersz. van de Venne (Delft, 1589-La Haye, 1662),
La pêche aux âmes, 1614.
Huile sur bois, 98 x 189 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.
Un monument. C’est le premier mot qui vient à l’esprit en découvrant le beau et sobre coffret intitulé Réforme & Contre-Réforme qui, loin des emboîtages quelque peu arbitraires et souvent mal ficelés qui fleurissent à l’approche des fêtes de fin d’année, nous invite à un fascinant voyage en musique, depuis l’onde de choc qui fit éclater la chrétienté au XVIe siècle jusqu’aux premières heures du romantisme. Sans prétendre rendre complètement compte de ce projet aussi passionnant qu’ambitieux que publie Ricercar, j’espère que cette chronique vous permettra d’entrevoir quelques-unes des richesses qu’il propose.
Chacun connaît, dans les grandes lignes, les événements qui conduisirent un jeune docteur en théologie, issu d’une modeste famille de Thuringe, nommé Martin Luther (Eisleben, 1483-1546) à se dresser, quelques années après un voyage à Rome, contre les dérives d’une Église toute entière gangrenée par la simonie. Une spirale de tensions croissante qui, de la publication, en 1517, des 95 thèses dénonçant le système des indulgences à la rédaction, en 1520, des trois traités fondateurs que sont Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande, De la captivité babylonienne de l’Église et La liberté du chrétien, aboutira, après que Luther aura brûlé en public la bulle papale Exsurge, Domine et des livres théologiques, dont le droit canon, à son excommunication, le 3 janvier 1521, puis, après sa convocation à la Diète de Worms, à sa mise au ban de l’Empire, ainsi que celle de ses fidèles, par un édit de mai 1521. Les idées de la Réforme, diffusées largement grâce à l’imprimerie, outre qu’elles vont avoir pour première et inattendue conséquence de favoriser une unité que l’Allemagne n’avait pas connue jusqu’alors, vont, malgré ces embûches, se répandre dans une large partie de l’Europe du Nord, entraînant avec elles une conception renouvelée de la musique. Car Luther, dont un des piliers de la théologie est le retour à l’Écriture (Sola Scriptura) et sa mise à la portée des fidèles les plus humbles par l’emploi de la langue vernaculaire, fit des cantiques un des éléments identitaires de la Réforme, écrivant et composant lui-même un certain nombre de chants sacrés, ces chorals dont on connaît l’importance pour la musique germanique jusqu’à Bach et au-delà. Parallèlement à la simplicité de ces musiques qui devaient être aisément mémorisables par les fidèles, la polyphonie ne cessa néanmoins de se développer, comme le prouvent les œuvres d’un Johann Walter (1496-1570) ou d’un Leonard Paminger (1495-1567). Cette double logique se retrouve dans tous les pays touchés par la Réforme, le Danemark, l’Angleterre, la France, et même les Pays-Bas du Nord, où la foi calviniste n’acceptait que le chant monodique des Psaumes et excluait les instruments, orgue compris, des offices, rejetant les autres pratiques à la sphère domestique ou au concert, permettant, par exemple, à des compositeurs comme Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621) de laisser, en dépit de ces restrictions, une œuvre foisonnante et variée.
La déflagration de la Réforme ne pouvait laisser le monde catholique sans réactions, certaines de sinistre mémoire, comme la Saint-Barthélemy (1572) ou cette tache indélébile sur le règne de Louis XIV que constitue la Révocation de l’édit de Nantes (1685), d’autres plus raisonnées, telles les décisions prises par le Concile de Trente, qui s’acheva en 1563, pour ce qui regarde la pratique musicale. Pour résumer à grands traits, ces dernières entendaient la mettre au service de l’intelligibilité des textes sacrés, en privilégiant la clarté structurelle et en abandonnant l’excès d’ornementations qui brouillait leur nette perception par le fidèle, ce qui revenait à une condamnation implicite de l’héritage polyphonique franco-flamand qui avait régné presque sans partage sur l’Europe durant un siècle et demi. Il faut bien reconnaître qu’en dehors de la Chapelle papale, ces préceptes, qu’on ne peut que sourire de constater si proches de ceux de la musique luthérienne, ne furent guère respectés, ou alors presque par accident et brièvement, sous la pression de tel ou tel évêque soucieux de démontrer son zèle, comme à Milan. Les multiples inventions des compositeurs italiens de cette seconde moitié du XVIe siècle, si déterminante pour l’art musical, glissèrent vite du domaine profane vers la sphère religieuse, y apportant une volonté d’expressivité de plus en plus marquée, l’invention d’un véritable théâtre sacré conforme au goût du temps pour l’individualisation des affects qui allait se diffuser dans toute l’Europe, les musiciens du Nord venant se mettre à cette nouvelle école du Sud, celle, entre autres, de Monteverdi ou de Carissimi, pour transmettre à leur tour cette nouvelle manière à leurs élèves et à la société au sein de laquelle ils exerçaient leurs talents. Ce fut le cas de Charpentier à Paris, de Du Mont qui fit son apprentissage dans la très italianisante Liège avant de gagner Versailles, et, bien sûr, de Schütz en Allemagne. C’est en grande partie grâce à lui, mais aussi aux compositeurs actifs dans les bourdonnants comptoirs commerciaux de la Hanse, tels Hambourg (les Praetorius, Selle) ou Lübeck (Buxtehude), que l’idiome italien, au départ principalement vénitien, se répandit en terres germaniques, préparant le terrain à l’éclosion de celui que l’on considère – même si cette idée mériterait d’être relativisée – comme le plus grand de son temps, Johann Sebastian Bach.
Le projet Réforme & Contre-Réforme illustre parfaitement l’émergence de pratiques musicales à l’origine bien différenciées, mais qui vont rapidement se mêler dans des échanges se riant des barricades érigées par les pratiques religieuses pour mieux se répondre et se nourrir mutuellement. Considéré dans sa globalité, le niveau de ce coffret est absolument remarquable. Jérôme Lejeune, directeur de Ricercar et auteur du livre d’accompagnement aussi instructif que magnifiquement illustré, a largement puisé dans un catalogue d’exception, patiemment constitué, durant 30 ans, dans un esprit de découverte, tant au niveau des répertoires abordés que des musiciens invités, mais aussi dans ceux d’autres labels tels, entre autres, Alpha, Zig-Zag Territoires ou Harmonia Mundi, ce qui permet de retrouver des extraits de quelques splendides réalisations de L’Arpeggiata (de la bonne époque, dans la Rappresentatione de Cavalieri), du Poème Harmonique (Ruffo), d’Akadêmia (Historia der Geburt Jesu Christi de Schütz), d’Olivier Schneebeli (Le Jeune, Formé), ou de Philippe Herreweghe. Bien sûr, il existe, pour certaines des pièces proposées, de meilleures versions isolées, comme le Spem in allium de Tallis ou le Miserere d’Allegri, tous deux confiés ici à des Tallis Scholars qui ne résistent pas un instant face aux visions de Paul Van Nevel ou d’A Sei Voci, mais il ne s’agit heureusement que de cas isolés. Pour le reste, on retrouve avec un plaisir sans mélange les artistes et ensembles qui ont contribué et continuent à perpétuer la réputation d’excellence de Ricercar, La Fenice, le Ricercar Consort, le Chœur de Chambre de Namur, Les Agrémens, la Capilla Flamenca, Bernard Foccroulle pour les pièces d’orgue, tous connus et reconnus comme des « pointures » dans leur domaine. Mais ce n’est pas tout. Jérôme Lejeune a, en effet, demandé au jeune ensemble Vox Luminis, une de ses découvertes récentes les plus prometteuses, de compléter ce programme en enregistrant près d’une heure de musique en large partie inédite, que l’on retrouve répartie sur trois disques différents (1, 2, 8). Il s’agit principalement d’œuvres dues à des compositeurs de la Renaissance actifs dans le Nord de l’Europe et elles nous font toucher du doigt l’extraordinaire richesse d’un répertoire hélas largement délaissé au profit de la musique italienne. Vox Luminis s’y coule avec une aisance et une réussite confondantes, faisant montre des qualités de fluidité et de luminosité déjà relevées dans ses deux précédents disques, mais portées à un degré encore supérieur grâce à la maturité que l’ensemble continue d’acquérir. Qu’il s’agisse des pièces de Caspar Othmayr (1515-1533) et de Mogens Pedersøn (c.1580-1623), ou des extraits de la Deutsche Passion nach Johannes de Joachim von Burck (1546-1610), que l’on espère un jour pouvoir entendre en entier, l’approche de l’ensemble conjugue une humanité tangible et une maîtrise technique de tout premier plan, qui donne inévitablement envie de le réentendre très vite dans un répertoire avec lequel il nourrit, à l’évidence, de profondes affinités.
Voici indubitablement une réalisation majeure qui offre un parcours richement documenté au sein de trois grands siècles de musique dans des conditions optimales. Conjuguant œuvres connues et pièces rares, il constitue une introduction idéale à l’univers de la musique ancienne et je suis convaincu qu’il apportera autant de satisfactions au néophyte qu’à l’amateur exigeant soucieux de compléter ses connaissances. Puissent Jérôme Lejeune et Ricercar continuer très longtemps à proposer aux mélomanes des projets d’une qualité aussi magistrale.
Réforme & Contre-Réforme. Œuvres et compositeurs du XIVe siècle à Felix Mendelssohn.
8 CD [durée totale : 10h22’14”] accompagnés d’un livre de 204 pages, Ricercar RIC 101. Ce coffret peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Martin Luther (1483-1546) : Ein feste Burg ist unser Gott
Vox Luminis. Lionel Meunier, direction.
2. Thomas Tallis (c.1505-1585) : O Lord, in thee is all my trust
The Tallis Scholars. Peter Philips, direction.
3. Mogens Pedersøn (c.1580-1623) : Deus miseratur nostri à 5
Vox Luminis. Lionel Meunier, direction.
4. Girolamo Frescobaldi (1583-1643) : Maddalena alla croce
Mariana Flores, soprano. Ensemble Clematis. Leonardo García-Alarcón, direction.
5. Henry Du Mont (1610-1684) : O foelix Roma
Thibaut Lenaerts, ténor. Philippe Favette & Jean-Marie Marchal, basses. Freddy Eichelberger, orgue. Bruno Boterf, ténor
& direction.
6. Johann Pachelbel (1653-1706) : Christ lag in Todesbanden, cantate
Verset 7 « Wir essen und leben wohl »
Claire Lefilliâtre & Aurore Bucher, sopranos. Hans Jörg Mammel & Philippe Froeliger, ténors. Philippe Favette, basse.
Chœur de Chambre de Namur. Les Agrémens. Jean Tubéry, direction.
Illustration complémentaire :
Lucas Maler, dit Cranach l’Ancien (Kronach, 1472-Weimar, 1553) et atelier, Portrait de Martin Luther, c.1529. Huile sur bois, 38,3 x 24 cm, Milan, Musée Poldi Pezzoli.