Chef d’oeuvre du manga –et de la bande-dessinée tout court – “Quartier lointain” de Jiro Taniguchi (1) fait partie de ces histoires que l’on ne peut oublier, de celles qui font vibrer en chaque lecteur une corde sensible, en lui évoquant sa propre histoire, sa propre vie. Il s’agit d’un petit bijou bouleversant. Une oeuvre à la fois intimiste et universelle, à la narration parfaite, évoquant, de par son découpage, les films élégants et pudiques de Yasujiro Ozu.
On attendait évidemment que le cinéma s’intéresse à ce roman-graphique multi-primé, et on redoutait un peu ce moment, conscients de la difficulté de le porter à l’écran en en conservant toute la subtilité, de réussir à retranscrire des choses qui appartiennent au domaine du ressenti, de l’introspection, de l’intime…
Nos craintes n’ont fait que croître quand on a appris que l’oeuvre serait adaptée par une équipe totalement européenne, menée par le cinéaste belge Sam Gabarski.
On voyait mal comment cette histoire profondément ancrée dans la culture nippone et le contexte de l’après-guerre au Japon, pourrait être transposée en France…
Et pourtant…
Quartier lointain le film, réussit le petit miracle de rester fidèle non seulement à l’esprit, mais aussi à la poésie de l’oeuvre originale.
Sam Gabarski a su faire les choix qu’il fallait, en termes de scénario, mise en scène, choix des comédiens, pour donner à ce récit la juste tonalité, pour donner corps à ces êtres d’encre et de papier inventés par Taniguchi.
Il a donc transposé l’intrigue en France, plus exactement à Nantua, une ville de l’Ain dont les paysages verdoyants et vallonnés évoquent un peu ceux d’une ville de province japonaise, et il a respecté presque à la lettre la trame du livre, à quelques variantes près : Thomas (Pascal Greggory) est un quinquagénaire fatigué. Niveau professionnel, il traverse une mauvaise passe. Niveau familial, sa femme lui reproche de ne pas passer suffisamment de temps avec elle et leurs deux filles.
De retour d’un déplacement en province, il se trompe de train et se retrouve malgré lui dans la ville de son enfance – Nantua, donc. Cela lui rappelle des souvenirs heureux, d’autres moins. Il décide de faire un tour au cimetière, sur la tombe de sa mère, décédée quelques années auparavant.
Là, il est pris d’une sorte de vertige et tombe. Quand il se réveille, il réalise avec stupeur que, s’il raisonne toujours en adulte quadragénaire, il se retrouve dans la peau de l’adolescent qu’il était à l’âge de quatorze ans… Observant autour de lui, il découvre des visages du passé, des lieux du passé… Les vêtements, les musiques, les visages appartiennent à une autre époque. De manière inexplicable, le voilà de retour dans les années 1960…
Dans le bouquin, le Japon se préparait à accueillir les jeux olympiques et on parlait de vedettes de l’époque, de catcheurs principalement, tout en lisant des mangas. Là, on écoute des tubes occidentaux de l’époque – du rock et de la soul – on lit des BD franco-belges et on espère voir un jour l’homme marcher sur la lune…
Pas de problème pour se situer dans le temps. La reconstitution est soignée sans en faire des tonnes. Là n’est pas le propos du film…
Ce qui importe, c’est que ce retour vers le passé donne au “jeune” héros (joué par Léo Legrand) l’occasion de comprendre pourquoi, cette année-là, son père a quitté la cellule familiale pour ne plus jamais revenir, et éventuellement, tout faire pour empêcher cela de se reproduire à nouveau…
Cette préoccupation est très rapidement au coeur de l’oeuvre cinématographique puisque la tension dramatique, dans la BD, reposait surtout sur cet enjeu : le héros peut-il changer le cours des choses? Le cinéaste crée une sorte de suspense autour de l’attitude du père de Thomas (Jonathan Zaccaï) et de la relation entre les deux personnages, qui suffit pour tenir le spectateur en haleine, malgré le rythme plutôt lent du récit.
Evidemment, les admirateurs de la version papier de Quartier lointain déploreront que cette ramification narrative soit abordée aussi rapidement, contrairement au livre, qui levait progressivement le voile sur cette histoire d’abandon.
Car du coup, il manque au film la petite pointe de mystère qui l’aurait fait tendre vers l’excellence…
Mais ceci n’empêche nullement Gabarski de préserver l’essentiel et de développer ce qui faisait le charme de l’oeuvre originale : une mélancolie liée à la douleur de la perte de parents proches et une nostalgie des petits moments de la vie de famille, instants de partages entre frères et soeurs, enfants et parents ou grand-parents.
Le cinéaste explore le tissu dont est fait la mémoire : l’attachement aux lieux, aux personnes, aux objets… On sent que faire ce film est pour lui une démarche aussi intime que celle qui a poussé Taniguchi à imaginer et dessiner le roman graphique. Sam Gabarski a d’ailleurs disséminé dans le film quelques objets personnels qui lui tiennent à coeur et qui évoquent sa jeunesse (une montre, une BD, une voiture…) et a dédié le film à son propre père.
Pour appuyer ces thématiques autour de la mémoire, le cinéaste et son équipe technique ont fait un gros effort sur l’environnement esthétique du film, pour lui donner un aspect fantastique très sensoriel, une texture ouatée, un rien vieillie et voilée, qui évoque à la fois le rêve et les souvenirs.
Là encore, les puristes vont crier au scandale, regrettant le graphisme de la BD originelle, qui jouait davantage sur l’épure, avec son noir et blanc discret et ses dégradés de gris. Mais il faut qu’ils comprennent que ceci n’était pas transposable à l’écran. Gabarski a fait le choix esthétique qui semblait le plus judicieux, et force est de constater que cette ambiance visuelle mise en place colle plutôt bien avec la teneur irréelle du récit. Et colle parfaitement, également, à la très belle bande-originale du film et aux mélodies planantes, subtilement mélancoliques, composées par Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel, le duo du groupe Air.
Les acteurs font le reste avec beaucoup de talent.
Pascal Greggory ouvre le bal. Il est très convaincant en homme mûr fatigué, sur le point de perdre pied. Il permet d’emblée de s’attacher au personnage.
Le jeune Léo Legrand prend la relève et impressionne dans la peau du personnage principal, adulte “coincé” dans un corps d’adolescent. Le rôle était crucial et complexe, mais il s’en sort avec plus que les honneurs.
Ses parents à l’écran sont également très justes : Jonathan Zaccaï est touchant en homme oppressé, rêvant de changer de vie, de tout recommencer ailleurs. Il a ce côté taciturne et lunaire qui conviennent parfaitement au personnage.
Alexandra Maria Lara est, elle aussi, absolument magnifique. L’actrice allemande, déjà remarquée dans La Chute ou Control, incarne à la fois la douceur maternelle et une figure féminine sacrificielle, qui s’efface pour le bonheur de ceux qu’elle aime. Superbe…
Finalement, et contre toute attente, cette version grand écran de Quartier lointain s’avère presque aussi émouvante et attachante que le bel ouvrage de Taniguchi. Contrairement à bien des adaptations littéraires complètement bâclées et désincarnées, celle-ci manifeste un profond respect vis-à-vis de l’oeuvre de départ et de son créateur.
Faire exercer au personnage de Thomas adulte la profession de dessinateur de BD est un hommage manifeste à Jiro Taniguchi, une façon de montrer à quel point le metteur en scène et ses co-scénaristes lui sont redevables (dans le livre, le héros, Hiroshi, était devenu homme d’affaires. C’est un de ses copains de classe qui devenait mangaka).
L’auteur retourne d’ailleurs la politesse au cinéaste en faisant une brève apparition en toute fin de film, une façon de manifester sa satisfaction par rapport au résultat et de légitimer le choix d’une adaptation occidentale de son chef d’oeuvre.
D’ailleurs, pour rappel, “Quartier lointain” – le roman graphique – n’a pas connu un grand succès dans son pays d’origine. C’est en France, à travers notamment l’Alph-Art du meilleur scénario au Festival d’Angoulême 2003, que cette oeuvre a pu toucher un large public et acquérir sa notoriété.
Si vous ne connaissiez pas du tout cette magnifique bande-dessinée, il est temps de rattraper cette lacune en découvrant le film et en lisant le bouquin, qui vient d’être réédité (2), dans n’importe quel ordre.
Si vous aimiez le chef d’oeuvre de Taniguchi, laissez-vous donc tenter par cette adaptation cinématographique. Vous pourriez bien être agréablement surpris du résultat…
(1) : “Quartier lointain” de Jiro Taniguchi – 2 volumes ou édition complète -
coll. Ecritures – éd. Casterman
(2) : A l’occasion de la sortie du film, l’édition complète a été rééditée, toujours chez Casterman, et contient en plus un petit livret sur la production de la version grand écran.
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Quartier lointain
Quartier lointain
Réalisateur : Sam Gabarski
Avec : Léo Legrand, Pascal Greggory, Jonathan Zaccaï, Alexandra Maria Lara, Laura Martin
Origine : France, Belgique, Luxembourg, Allemagne
Genre : adaptation réussie d’un manga très réussi
Durée : 1h 38
Date de sortie France : 24/11/2010
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Le Monde
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