Victor Hugo
© Bibliothèque de l'Assemblée nationale
Photo Irène Andréani
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« C’est l’élection du successeur de M. de Chateaubriand. Je suis allé à l’Académie de bonne heure. L’heure fixée était midi.
Comme je traversais la cour du Louvre, la foule était amassée autour du piédestal informe qui a porté la statue de M. le duc d’Orléans. En février, on avait peint des deux côtés de ce piédestal cette inscription :
MORTS POUR LA LIBERTÉ
Les 22, 23 et 24 février,
LA RÉPUBLIQUE RECONNAISSANTE.
Or la moitié de cette inscription du côté de la rue Croix-des-Petits-Champs était tombée en plâtras sur les marches du monument. Qui avait fait cela ? J’ai entendu en passant un ouvrier qui disait : « C’est la pluie », et une vieille femme qui venait du côté de Saint-Germain-l’Auxerrois qui répondait : « Non ; c’est le ciel. »
Cependant je passe le pont des Arts et me voici à l’Institut. Le cadran marque midi un quart. Les retardataires se hâtent.
Il pleut à verse. Les personnages politiques arrivent en carrosses, les gens de lettres à pied, crottés et mouillés comme les chiens dont parle Ronsard et les poètes dont parle Boileau. Les classiques montent l’escalier en toussant. Dans la grande salle, quelques groupes d’académiciens, M. Cousin avec M. Saint-Marc-Girardin, M. Mérimée avec M. de Rémusat, M. Pasquier avec M. Molé. M. Dupaty m’accoste, me proteste qu’il pense comme moi sur toute chose et profite de mon sourire pour me dire des vers. Les académiciens ôtent, les vieux leurs houppelandes, les jeunes (cinquante-cinq ans) leurs paletots, mettent leurs parapluies dans des coins, échangent des poignées de mains, signent la feuille de présence et s’informent du paiement de ce que La Fontaine appelait « les gages ». Le mois de décembre n’a point encore été payé. Le trésor s’exécute-t-il ? M. Pingard, en culottes et en bas noirs, salue et dit avec grâce : « Hélas non ! » L’Académie flaire la banqueroute et fait une horrible grimace.
J’entre dans la petite salle et je gagne ma place. M. de Sainte-Aulaire me dit bonjour et s’assied près de moi. M. de Barante vient me prendre le bouton de mon habit. M. de Féletz, mon voisin de droite, me conte ses griefs contre M. de Falloux. Empis et Pongerville se penchent à mon oreille en me disant : « Balzac, n’est-ce pas ?» Réplique : « Pardieu ! » M. Pasquier vient à mon banc. Nous causons. Il se plaint de ses yeux. On fait silence. M. Villemain lit le procès-verbal.
L’Académie est toute rangée autour du tapis vert. Ce qu’on appelle le tapis vert, ce sont de petites tables étroites, disposées en carrés longs, avec des rallonges intérieures en potences, et des dessus de gros draps verts.
La dernière élection me revient à l’esprit. Il y a un an environ. Celle où on a nommé M. Vatout. M. de Chateaubriand, déjà malade, n’était pas à cette séance ; j’y causai assez longuement avec M. Guizot ; M. de Lamartine y arriva, le scrutin ouvert, et détermina par son vote l’élection de Vatout. Aujourd’hui, M. de Chateaubriand est mort. M. Guizot exilé, M. de Lamartine tombé. La royauté et l’immortel que nous fîmes, M. Vatout, ont eu le temps de mourir entre les deux scrutins. »
Victor Hugo, Choses vues, Souvenirs, Journaux, Cahiers, 1849-1869, Éditions Gallimard, Collection folio, 1972, page 105. Édition établie, présentée et annotée par Hubert Juin.
Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) 13 août 1837/Victor Hugo, En bateau à vapeur sur les bords de Somme ;
- (sur Terres de femmes) 14 janvier 1855/Lettre de Victor Hugo à Émile Deschanel.
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