Ils sont tous là. Chacun avec son titre : Directeur, Directeur Général, Secrétaire Général, Ministre, Premier ministre et Président…et nous nous y habituons. Ils sont sur l’image, un peu figés, ou parfois un peu agités par l’envie qui les dévore de se placer devant.
De fait, nous ne réagissons plus. Chaque jour ils nous sont proposés, sous un autre angle, nous offrant une série de variations sur thème jusqu’au moment du dénouement final, le soir de l’élection, le jour de la nomination !.
Je les aperçois parfois sur l’écran de leurs illusions, dans un hôtel, une chambre d’hôte, chez des amis. Je préfère pourtant le « Monde électronique » et ses commentaires posés, tenant compte de la complexité, à la télévision hachée de mots trop brefs, ou alors le cliché narquois du photojournaliste, qui regarde le pouvoir trébucher.
Et pourtant les images animées nous plongent chaque jour dans le monde des Atrides. L’Absurde des Pères Ubu y rejoint le Mythe. Comment faire pour ne pas l’oublier ?
Deux artistes sont venus me dire ces dernières semaines de faire attention. De mettre la distance. De prendre garde, puisqu’il m’arrive de côtoyer les adorateurs des médias.
Vivre dans un pays informel en terme de distance du politique avec les citoyens, comme le Luxembourg, ou revenir d’un pays où le pied d’égalité est la règle, comme la Norvège, aide beaucoup à saisir le contraste fabuleux et onirique de la situation française et italienne à cet égard, et sans doute, dans les sursauts constants pour se débarrasser des scories de la dictature, sans toujours y parvenir, de la Roumanie.
Quels artistes ?
J’ai toujours du mal à ne pas comparer un metteur en scène roumain que je découvre, à l’inoubliable Purcarete des « Métamorphoses » venu nous proposer ses délires ici à Luxembourg. Pourtant Mihai Maniutu dont j’ai admiré la mise en scène d’« Elektra » au théâtre national Radu Stanca de Sibiu, à peine mis le pied sur le territoire roumain à la mi-novembre, me laisse un fort souvenir.
De l’environnement de la cour infernale où les complots font boomerang, il a retenu les vagabonds, les mendiants, les marginaux, ou plutôt, il les a convoqués, pour constituer un chœur, un écran noir à peine formé de personnalités séparées qui met en relief la blondeur d’Electre, la candeur d’Oreste, la grimace sanguinolente de Clytemnestre et le cynisme échevelé de son amant Egisthe. Des vagabonds d’où émerge avec régularité un orchestre traditionnel du Maramures et deux chanteuses qui me replongent dans le souvenir du Maramuzical de 1996. Ils glissent sur les doinas, enfaisant une irruption soudaine dans les mélodies klezmer, pour flirter un temps avec le country.
Ils sont descendus du nord de la Roumanie vers la Transylvanie, le temps d’une représentation, avant de rejoindre un mariage ou un baptême, dans un village qui les a invités. Ils habillent le Mythe d’une lueur étrange et dérisoire. Mais ils insufflent la fête dans la douleur et le désespoir. Ils forment ainsi un personnage à six têtes qui renaît dans les remugles des sans domicile fixe. Ils banalisent le meurtre en le poussant de son piédestal. Ils nous en redonnent la dimension quotidienne.
Ce pays a vécu une situation bien pire que celle des Grecs dont les Dieux ont fait des pauvres mortels, de véritables marionnettes. Les tsiganes qui parcourent les villages ont marié, du temps des communistes, bien d’autres meurtres d’Etat ou décoré de mélodies, les caprices de déesses politiques éphémères.
Ils en tissent la mémoire dans les envolées grinçantes du violon. Ils sont intangibles. Ce sont les Musiciens, en majuscule.
Cette majuscule qui précède le nom des rôles, des fonctions et qui inaugure chaque sous-titre d’un reportage lorsque l’on présente une interview, a pris la première place dans le dernier roman de Philippe Claudel : « L’Enquête » (Stock 2010).
Une enquête, menée dans une entreprise improbable où les suicides se succèdent, par un Enquêteur qui cherche un Coupable, en trouvant en désespoir de cause à se loger dans un hôtel absurde où une Géante lui accorde une chambre trop grande ou trop étroite, avant de subir lui-même la colère du Policier et la perversité du Guide, de rencontrer le Responsable qui le mènera peut-être au Fondateur, tout en subissant l’humiliation du Serveur, devient un jeu de piste, où beaucoup de prisonniers de leur vie quotidienne se retrouveront.
Munis d’une l’Autorisation Exceptionnelle, celle d’unpass navigo par exemple, nous errons sans fin pour mener à bien notre recherche, munis d’un sésame qui nous permet d’ouvrir les portes automatiques et, comme le personnage de Philipe Claudel, nous cherchons à comprendre, d’abord là où il n’y a justement rien à comprendre et tout à perdre, dans l’ordre ou le désordre des mots : le Temps ou la Vie.
« L’Enquêteur regarda si sa blouse était correctement boutonnée, si son badge était bien droit. Il replaça son casque qui avait toujours tendance à glisser, puis il frappa à la porte, trois coups brefs. Celle-ci, comme par magie, s’ouvrit dans le plus parfait silence. Il fut accueilli par une lumière violente, un projecteur peut-être, dirigé vers lui, et qui l’aveuglait. Il cligna des yeux, mit sa main droite devant eux et il entendit une voix forte lui lancer : « Entrez ! Entrez donc ! Avancez ! Mais avancez voyons ! N’ayez pas peur ! »
Mais pourquoi avons-nous donc tellement peur ? Même d’une tendresse inattendue ?
« Au fond, se dit l’Enquêteur, c’était peut-être là une autre forme de torture. L’extrême gentillesse, l’amabilité outrée, non motivée, ridiculement hyperbolique, rejoignaient la brutalité, les mauvais traitements, l’indifférence, les chicaneries, l’absurde… ».
Je ne veux plus qu’on me parle d’élections et de nominations ! D’ailleurs : ”C’est en ne cherchant pas que tu trouveras”.
Photos : Marian Haiduc
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