J’ai découvert A.P. Witmoski lors d’une chaude soirée d’été. L’air contenait un doux parfum de fleurs bouillies et la route toute proche n’était plus empruntée depuis des heures. Ce soir-là, pas un brin de vent ne vint rompre le cours silencieux d’une nuit immobile remplie d’un noir enveloppant et un sentiment étrange de solitude absolue me traversa. L’instant se para alors d’une profondeur toute inaccoutumée, moment opportun me direz-vous pour saisir comme il se doit le bonheur fragile d’une plénitude retrouvée. Par hasard, à côté de moi se trouvait Nine Melodies & Other Visions et sa pochette attractive comme un clin d’œil amical approuvant mon envie d’accompagner ce temps soudainement suspendu d’une bande-son idéale… Mais qui se cache donc derrière celui qui fit de ma nuit un paradis ?
Peux-tu décliner ton identité car peu de personnes te connaissent encore ?
J’ai 29 ans, je réside à Grenoble et j’ai sorti cette année un premier album auto-produit qui s’intitule Nine Melodies & Other Visions, suivi récemment d’un nouvel EP Canionical. Je suis aussi docteur en physique.
Quand es-tu tombé dans la marmite musicale et que représente la musique aujourd’hui pour toi ?
Je pratique la musique depuis mon enfance, j’ai démarré assez tôt par le piano classique pendant une dizaine d’années. A l’adolescence, je me suis mis à la guitare et ai débuté dans mes premiers groupes au lycée, au moment où j’ai commencé à me laisser pousser les cheveux… J’ai évolué dans pas mal de formations indie rock ensuite, comme chanteur puis batteur. En fait, je suis un autodidacte un peu touche-à-tout et j’ai toujours été attiré par l’orchestration plus que par la technicité des instruments, c’était déjà le cas quand je jouais du classique.
Comme j’exerce une profession qui m’occupe beaucoup, j’essaye de consacrer le reste de mon temps libre à la musique que ce soit dans ce projet ou dans d’autres formations en gestation que j’ai à côté. C’est un peu comme une deuxième vie pour moi, cadre la journée, artiste la nuit.
Qu’est-ce qui t’a poussé à te lancer ainsi dans l’aventure ?
J’ai vraiment démarré ce projet solo il y a environ un an, j’avais alors rassemblé un tas de compositions dont certaines sont devenues les titres du premier album. Je crois que j’avais tout simplement envie de faire quelque chose de plus personnel. C’est aussi pour ça que ça m’a paru évident de me produire alors sous mon propre nom. Après ces expériences passées en groupe, j’étais arrivé à un point où j’avais l’impression de toujours être en décalage avec ce que j’avais envie de jouer. C’est un exercice compliqué d’évoluer dans un groupe : pour que ça marche, ça demande beaucoup de concessions. La composition à plusieurs devenait problématique, je ne trouvais pas de sens à ce processus créatif trop souvent hasardeux et dilué. Fonctionner seul a d’autres inconvénients, mais c’est vrai que je suis moins dépendant des autres dans la mesure où je maitrise les instruments dont j’ai besoin pour composer.
J’écoute beaucoup de musique, je consulte quotidiennement les blogs, les sites spécialisés, en quête de choses innovantes. J’ai découvert dans cette sphère une curiosité, une ouverture d’esprit et surtout des espaces accordés à des artistes émergents comme moi. Quand on connait la difficulté à atteindre les canaux de diffusion classiques sans avoir déjà un nom ou un réseau, ces blogs représentent une véritable opportunité de pouvoir toucher un public très ciblé et surtout ultra sensibilisé au partage instantané de l’information. Je suis d’ailleurs impressionné par la faculté des blogueurs, parfois très jeunes, à ingurgiter et digérer autant de musique, et si vite. Ca peut paraitre épuisant cette course à la perle rare mais c’est juste le reflet de notre société qui va de plus en plus vite. Personnellement, je trouve ça très stimulant. En France, les médias consacrés à la scène indépendante sont encore relativement peu nombreux par rapport aux US. J’ai eu une chronique de mon album dans Magic cet été, c’est une bonne revue, j’en ai été vachement fier. Je pense finalement que tous ces médias sont complémentaires selon la maturité des projets : les blogs constituent un excellent premier tremplin pour diffuser ensuite vers les médias de masse.
Comment vis-tu justement la mutation que subit la musique depuis quelques années, les nouveaux supports, les nouveaux moyens d’écoute, etc… ?
Je trouve ça passionnant de pouvoir découvrir tant de nouveaux artistes, de partager ses découvertes, de diffuser sa musique au monde entier. J’ai appris qu’un de mes titres, Ink Osmosis, était sur une compilation d’un artiste brésilien. J’ai aussi beaucoup d’auditeurs américains, européens ou encore japonais sur last.fm. Ça me procure beaucoup de satisfaction que ma musique voyage. Sans ces moyens d’écoute, il était quasiment impossible il y a encore peu de temps d’imaginer avoir un de ses morceaux joué sur une radio à l’autre bout du monde. Bien sûr, cela signifie aussi qu’il faut maintenant consacrer un temps non négligeable à la gestion d’une multitude de sites, entre myspace, facebook, twitter, bandcamp… C’est à s’y perdre parfois. J’aimerais passer davantage d’énergie à faire plutôt de la musique, mais ça fait partie du jeu, il faut savoir utiliser ces moyens de communication intelligemment pour se faire connaitre.
Quels sont tes thèmes d’écriture favoris et qu’est-ce qui influence le plus ta manière de composer des chansons?
Je puise beaucoup dans mes expériences, mes émotions ou encore mes voyages. Je reviens par exemple du Japon, j’ai absorbé plein d’ambiances, de sonorités exotiques, ça m’a inspiré pour Shin Junk Prototypes. J’ai un style d’écriture plutôt abstrait et je dois avouer que trouver des paroles n’est pas la phase la plus confortable pour moi, ça me demande beaucoup de concentration. Les mélodies et les rythmes me viennent plus facilement. J’ai des thèmes récurrents comme l’enfance, la souffrance, la rédemption. Je pense aussi que mon métier m’influence grandement dans ma musique et vice versa : ce n’est pas toujours évident de trouver l’équilibre entre le rôle qu’on a au travail et celui que l’on endosse comme artiste. Tout ça n’est pas complètement cloisonné, alors parfois un univers déborde un peu dans l’autre. Une grande partie de mon inspiration vient de ce compromis permanent, ce sont vraiment deux facettes complémentaires de ma personnalité.
Comment décrirais-tu ta musique ? Peux-t-on justement la catégoriser tant cette dernière m’apparaît être la rencontre de beaucoup d’influences hétérogènes…?
Les étiquettes sont effectivement toujours réductrices et je ne suis pas forcément le mieux placé pour dire que ma musique est de tel ou tel style. Même si elle s’inscrit résolument dans un esprit pop, j’ai traversé beaucoup de périodes musicales qui continuent de m’influencer. Mon adolescence plutôt rock, néo-métal pendant un temps, j’ai même eu un projet electronica au début des années 2000, je faisais des trucs dans le style Boards of Canada. Je reviens d’ailleurs un peu sur des sonorités plus synthétiques sur mes derniers morceaux. Les chroniques présentent souvent mes chansons comme une invitation au voyage, le genre de choses que tu aimes écouter en regardant le paysage défiler, un paysage chaotique parfois.
Tu réalises, il me semble, les artworks de tes disques ? C’est la musique qui inspire ton travail plastique ou l’inverse ?
Je n’ai pas vraiment de processus créatif préétabli. Pour Nine mélodies & Other Visions, ce sont des peintures que j’ai réalisées sur une période de deux-trois ans, par la suite j’ai trouvé que l’univers musical et visuel formait un tout et il m’a semblé évident de les rassembler dans l’album. Il est vrai qu’avec les nouveaux supports, on perd un peu la magie de la pochette et du livret, mais j’essaye maintenant de davantage travailler sur mes clips, comme pour Traumatrope. Quand j’ai écrit cette chanson, je voulais parler de la persistance des émotions et de certaines images parfois traumatisantes que tu gardes gravées longtemps dans la tête. Là, je suis parti de la musique, des paroles et j’ai tourné assez rapidement le clip en une prise travelling depuis ma voiture, j’ai ensuite retravaillé l’image pour lui donner un aspect un peu mystique. On n’échappe pas à ses démons.
Cherches-tu un label et quel serait selon toi celui qui correspondrait le mieux à ce que tu fais ?
Je serais bien sûr très content que ma musique intéresse un label. J’aime bien ce qui sort du côté de Lefse, Jagjaguwar, Secretly Canadian, Warp ou encore 4AD. Mais il existe aussi sûrement des labels qui pourraient correspondre à ce que je fais et que je ne connais pas encore, y compris en France…
Je travaille actuellement sur un set live, il y a un gros boulot d’adaptation des morceaux avec les musiciens qui m’accompagneront, car j’ai vraiment envie de tourner avec un groupe après cette longue période en solo. Il me tarde de jouer ces chansons devant un public. Je pense aussi que les visuels de l’album prendront toute leur ampleur sur scène. Une de mes appréhensions, c’est d’ennuyer les gens. Aujourd’hui, à moins d’avoir un set complètement barré ou d’être un showman hors du commun, ça devient vraiment difficile de capter l’attention pendant une heure et demi : on est devenu tellement habitués à voir des mecs sur scène en train de jouer qu’il faut redoubler de créativité pour rendre les choses un peu surprenantes. Les meilleurs concerts que j’ai vus sont ceux qui avaient une mise en scène vraiment travaillée. Je vois le live un peu comme un réalisateur ou un chorégraphe le considèreraient, il ne suffit pas de se pointer avec son micro et ses chansons, on a un rôle à jouer, un scénario à faire vivre.
Des disques qui t’ont particulièrement marqués ces dernières années ?
Récemment les groupes qui tournaient sur mon iPod étaient surtout Small Black, Bear In Heaven, PVT, Zola Jesus, Why?, Yeasayer, Moderat, Deerhunter, Beach House. J’aime bien les trucs pop mais qui sonnent plutôt dark ou mélancoliques. Ca doit être un résidu des groupes qui ont forgés mes goûts musicaux dont Depeche Mode est l’un des piliers.
Quel est ton plus grand rêve ?
Il se trouve que j’ai assisté à la soirée Dark Was The Night l’année dernière au Radio City Hall à New-York. Une initiative des frères Dessner de The National pour récolter des fonds pour la lutte contre le sida. Il y avait des groupes géniaux et une super ambiance. Ca serait vraiment ultime de pouvoir espérer travailler avec des musiciens et des producteurs aussi brillants un jour.
Une actualité à nous dévoiler ?
Je viens de sortir une reprise de Mayonaise des Smashing Pumpkins dans une version plus synthpop. J’en suis assez content, parce que je l’ai faite en deux jours, à la demande express d’une blogueuse texane qui faisait une compil de reprises 90’s par divers artistes. On y retrouve Coma Cinema et Kiss Kiss Fantastic entre autres. J’avais quelque jours off, ça tombait bien et ça m’a amusé de le faire.
Je te laisse le mot de la fin…
Restez curieux et je vous dis à bientôt sur scène.
photos©Christophe Levet