- François Chevallier, vous venez de publier un livre dont le titre est éloquent - La Société du mépris de soi : De l’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom et dans lequel vous explorez l’âme de l’artiste contemporain comme un prisme inquiétant de notre société.
- En effet, à l’époque de Michel-Ange, Courbet, l’art reposait sur des notions d’harmonie et d’irrationnel. Rien d’étrange à cela puisque nous tendons naturellement, même biologiquement vers l’harmonie, le désir de perfection. Et l’irrationnel, quant à lui, est un besoin dont nous ne pouvons nous passer pour vivre. Le désir de vivre lui-même est une impulsion folle qui nous permet d’accepter notre mortalité, et qui ne peut se passer d’une part d’irrationnel. Or, le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale mais aussi l’amplification du discours scientifique se sont opposés à cet illusionnisme et ont amené notre société à s’installer progressivement dans la dépression.
Marcel Duchamp et Roussel, qui étaient très en avance sur leur temps, ont été les premiers à refléter ce vague sentiment de mal-être sans cause, ce rejet de leurs propres rêves et cette négation de l’harmonie à travers leurs œuvres. Ils ont donné lieu à des courants artistiques qui, à l’instar des « dépressifs », renient ce qu’il y a de plus biologique en eux-mêmes et placent au cœur de leurs œuvres le « mépris de soi ».
- Le « héros », qui était traditionnellement le personnage principal de l’œuvre littéraire ou artistique a-t-il alors déserté notre imaginaire ?
Il ne l’a pas déserté, mais le régime fasciste a transformé la figure de héros en un symbole de destruction. A l’origine, le héros incarne notre part irrationnel, c’est un être qui sort de la foule avec un projet pour nous sauver. Nos parents et grands-parents ont vécu, pendant la guerre, des expériences héroïques, même s’ils n’en étaient que témoins, mais nous en subissons le traumatisme, en développant une peur de l’irrationnel et un refus de l’héroïsme. Comme Prométhée, l’artiste est traditionnellement celui qui doit parvenir à incarner ce désirs irrationnel de l’être humain, à voler à Dieu l’immortalité et à entretenir ainsi notre espoir d’échapper à la matière, au périssable. Mais la guerre et la science ont réprimé ces désirs, prouvé qu’ils étaient trop grands pour nous. Et l’art, notamment à travers le courant dadaïste, a incarné cette dés-héroïsation en mécanisant l’être humain, en éliminant sa part émotionnelle, ses illusions. Chose impossible, selon Freud, qui considère que c’est toujours l’irrationnel qui gagne.
- Il est temps aujourd’hui de mettre des freins à la science pour préserver l’irrationnel, les désirs et l’envie de vivre. En supprimant la science ?
- Surtout pas, mais en la considérant comme un moyen, non comme une fin. Aujourd’hui, on érige la science en solution ultime pour toutes les problématiques de l’être humain, même pour les peines de cœur. C’est à la science qu’on attribue le pouvoir de rendre l’homme immortel en le bardant de pilules, de prothèses, de clones dans tous les sens. On oublie qu’à force de vouloir être immortel, on se retrouve face à une humanité bien trop vieille et en souffrance.
- En quoi l’histoire de l’art reflète-t-elle tous ces changements ?
- En cinéma, c’est très clair. Il suffit de penser à des films comme Le Silence de la Mer de Vercors, adapté par Jean-Pierre Melville, où le bonheur à court terme était sacrifié pour un acte héroïque au sens prométhéen du terme. La nouvelle vague de cinéma français a été orchestrée par des dépressifs comme Godard, Resnais, Truffaut ou Rohmer qui plaçaient le passéisme, le repli sur soi, l’intimisme – autant de symptômes pathologiques – au cœur de leur œuvre.
En art plastique, les représentations mythologiques des dieux grecs ont été remplacées par les tubes mécaniques des dadaïstes, les urinoirs de Duchamp. Les artistes contemporains ont totalement dés-héroïsé l’œuvre d’art et adopté un comportement dépressif en affirmant l’insignifiance de leur existence. Leur processus créatif consiste à passer le temps, concentrés sur des activités minutieuses et stériles, typiques des dépressifs.
- Cette méprise de soi, telle que vous la nommez, est-elle si récente ? Ne serait-elle pas intemporelle comme l’albatros de Baudelaire, infiniment supérieur à la foule mais d’apparence piteuse en société ?
- L’albatros ne cherche pas la pitié et Baudelaire non plus. Il est rempli d’orgueil et s’affirme au dessus de la mêlée, supérieur à ce qu’il méprise, ce qui est le contraire de Duchamp et des artistes contemporains.
- Dans votre livre, vous montrez que les artistes perçoivent le monde de demain, comme Herbert George Wells avec sa Machine à explorer le temps. Que nous disent les artistes actuels du monde de demain ?
- Ils disent que l’humanité devient monstrueuse : Les bêtes ou les utérus de Takashi Murakami, Andy Warhol qui veut être une machine en sont des exemples. Il suffit d’observer la société pour voir à quel point ces artistes reflètent l’état dépressif latent. Les ouvriers ont toujours subi des pressions professionnelles, mais à l’époque, ils résistaient par estime d’eux même. Aujourd’hui, ils se suicident. L’effondrement de l’estime de soi, la réification des êtres humains, tellement perceptible dans l’art contemporain, a amené une résignation générale face à la violence, notamment en entreprise.
- Votre propos est pessimiste mais votre ton reste enjoué. Dans un monde dés-héroïsé, quel est votre espoir ?
- Les tout derniers échos du cinéma français laissent présager un changement positif. Cela faisait un moment qu’on ne s’intéressait qu’aux malheurs intimes des antihéros. Or, depuis peu de temps, les problèmes de société commencent à resurgir. Je pense notamment au film « Welcome » de Philippe Lioret, sorti l’an dernier, ou bien à « La Question humaine » de Nicolas Klotz. On voit de plus en plus réapparaître le combat d’un homme contre un autre homme, les conflits de deux projets et du coup la résurgence du héros. Si ce type de changement se produit dans le cinéma, c’est sûrement qu’une tendance sous-jacente se développe dans la société. Les artistes ne sont jamais à l’origine de la santé
Titre: La Société du Mépris de soi, De l’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom Auteur: François Chevallier Editions: Gallimard Hors Série Connaissance Prix: 9 euros